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     A. de Saint-ExupÊry, Oeuvres,
     M., ProgrÉs, 1972, pp. 31-86
     ïÒÉÇÉÎÁÌ ÜÔÏÇÏ ÄÏËÕÍÅÎÔÁ ÒÁÓÐÏÌÏÖÅÎ ÎÁ ÓÁÊÔÅ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" (TextShare)
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     A Monsieur Didier Daurat



     Les  collines,  sous l'avion, creusaient dÊjÁ leur sillage d'ombre dans
l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une inusable lumiÉre:
dans  ce  pays elles  n'en finissent pas de rendre leur or, de mËme qu'aprÉs
l'hiver elles n'en finissent pas de rendre leur neige.
     Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrËme  Sud, vers Buenos Aires,
le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche du soir  aux mËmes signes
que  les  eaux  d'un port:  Á  ce  calme, Á  ces rides  lÊgÉres  qu'Á  peine
dessinaient  de tranquilles  nuages. Il entrait  dans  une  rade  immense et
bienheureuse.
     Il  eut pu  croire aussi, dans  ce calme, faire  une  lente  promenade,
presque comme  un berger. Les  bergers  de Patagonie vont,  sans se presser,
d'un troupeau Á l'autre: il allait d'une ville Á l'autre, il Êtait le berger
des  petites  villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui  venaient
boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine.
     Quelquefois,  aprÉs cent  kilomÉtres de steppes plus inhabitÊes  que la
mer, il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arriÉre, dans
une  houle  de  prairies, sa charge de vies humaines;  alors il saluait  des
ailes ce navire.


     "San Julian est en vue; nous atterrirons dans dix minutes."
     Le radio navigant passait la nouvelle Á tous les postes de la ligne.
     Sur deux mille cinq  cents kilomÉtres,  du dÊtroit de Magellan Á Buenos
Aires,  des  escales semblables s'Êchelonnaient; mais celle-ci s'ouvrait sur
les frontiÉres de  la nuit comme,  en  Afrique, sur le  mystÉre, la derniÉre
bourgade soumise.
     Le radio passa un papier au pilote:
     "II  y  a  tant d'orages que les  dÊcharges  remplissent mes Êcouteurs.
Coucherez-vous Á San Julian?"
     Fabien sourit: le  ciel Êtait calme comme  un aquarium  et  toutes  les
escales, devant eux, leur signalaient: "Ciel pur, vent nul." II rÊpondit:
     "Continuerons."
     Mais le radio pensait que  des orages s'Êtaient installÊs quelque part,
comme des vers s'installent dans un fruit; la  nuit serait belle et pourtant
g×tÊe: il lui rÊpugnait d'entrer dans cette ombre prËte Á pourrir.


     En descendant moteur  au ralenti sur  San Julian, Fabien se sentit las.
Tout  ce  qui  fait douce  la  vie  des hommes  grandissait  vers lui: leurs
maisons, leurs  petits  cafÊs,  les  arbres  de  leur  promenade.  Il  Êtait
semblable Á  un conquÊrant, au soir de ses  conquËtes, qui se penche sur les
terres  de l'empire,  et dÊcouvre l'humble bonheur  des hommes. Fabien avait
besoin de dÊposer les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on
est riche aussi  de  ses misÉres, et d'Ëtre ici un homme simple, qui regarde
par la fenËtre une vision dÊsormais immuable. Ce village minuscule, il l'eÙt
acceptÊ:  aprÉs avoir choisi on se contente du hasard de son existence et on
peut  l'aimer.  Il  vous borne comme  l'amour.  Fabien  eÙt dÊsirÊ vivre ici
longtemps, prendre  sa part ici d'ÊternitÊ, car les petites  villes,  oÝ  il
vivait une heure, et les jardins clos de vieux  murs, qu'il  traversait, lui
semblaient Êternels de  durer en dehors de lui. Et le  village montait  vers
l'Êquipage et vers  lui s'ouvrait. Et Fabien pensait aux amitiÊs, aux filles
tendres,  Á  l'intimitÊ  des  nappes  blanches,  Á  tout  ce qui, lentement,
s'apprivoise pour l'ÊternitÊ. Et le village  coulait dÊjÁ au  ras des ailes,
Êtalant  le mystÉre  de ses jardins fermÊs  que leurs  murs  ne protÊgeaient
plus.  Mais Fabien,  ayant atterri,  sut qu'il  n'avait  rien  vu,  sinon le
mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village dÊfendait,
par  sa seule immobilitÊ, le secret de  ses passions, ce village refusait sa
douceur: il eÙt fallu renoncer Á l'action pour la conquÊrir.
     Quand les dix minutes d'escale furent ÊcoulÊes, Fabien dut repartir.
     Il se  retourna  vers  San  Julian:  ce n'Êtait plus  qu'une poignÊe de
lumiÉres, puis d'Êtoiles, puis se dissipa la poussiÉre qui, pour la derniÉre
fois, le tenta.
     "Je ne vois plus les cadrans: j'allume."
     II  toucha  les  contacts,  mais  les  lampes  rouges de  la  carlingue
versÉrent vers les aiguilles une lumiÉre encore si diluÊe dans cette lumiÉre
bleue qu'elle ne les colorait pas. Il passa les  doigts devant  une ampoule:
ses doigts se teintÉrent Á peine.
     "Trop tÆt."
     Pourtant la nuit montait, pareille Á une fumÊe sombre, et dÊjÁ comblait
les vallÊes.  On  ne  distinguait plus celles-ci des  plaines. DÊjÁ pourtant
s'Êclairaient les villages, et leurs constellations se  rÊpondaient.  Et lui
aussi,  du  doigt,  faisait  cligner  ses feux  de  position,  rÊpondait aux
villages. La terre Êtait tendue d'appels  lumineux, chaque  maison  allumant
son Êtoile, face Á l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers  la mer.
Tout  ce qui couvrait une vie humaine  dÊjÁ scintillait. Fabien admirait que
l'entrÊe dans la  nuit se fit cette fois, comme une entrÊe en rade, lente et
belle.
     Il  enfouit  sa  tËte  dans  la  carlingue.  Le  radium  des  aiguilles
commenÚait Á luire. L'un aprÉs l'autre le pilote vÊrifia des chiffres et fut
content.  Il se dÊcouvrait  solidement  assis dans  ce ciel.  Il effleura du
doigt  un longeron d'acier, et  sentit  dans  le mÊtal ruisseler la vie:  le
mÊtal  ne  vibrait  pas,  mais  vivait.  Les  cinq  cents chevaux  du moteur
faisaient  naÏtre dans la matiÉre  un  courant  trÉs  doux, qui changeait sa
glace en chair de velours.  Une fois de plus, le pilote n'Êprouvait, en vol,
ni vertige, ni ivresse, mais le travail mystÊrieux d'une chair vivante.
     Maintenant  il s'Êtait recomposÊ un monde, il y jouait  des coudes pour
s'y installer bien Á l'aise.
     Il tapota le tableau de distribution Êlectrique, toucha les contacts un
Á un, remua un peu, s'adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour
bien sentir les balancements des cinq tonnes de mÊtal qu'une  nuit  mouvante
Êpaulait. Puis il t×tonna, poussa en place sa lampe de secours, l'abandonna,
la  retrouva,  s'assura  qu'elle ne  glissait pas, la quitta de nouveau pour
tapoter chaque manette, les joindre Á coup sÙr, instruire ses doigts pour un
monde aveugle.  Puis,  quand  ses doigts  le  connurent bien, il  se  permit
d'allumer une lampe, d'orner sa carlingue d'instruments prÊcis, et surveilla
sur les cadrans  seuls  son  entrÊe dans la nuit,  comme  une plongÊe. Puis,
comme rien ne vacillait,  ni ne vibrait,  ni  ne tremblait, et que demeurait
fixes  son gyroscope, son  altimÉtre et  le rÊgime  du moteur, il s'Êtira un
peu, appuya sa nuque au cuir du siÉge, et commenÚa cette profonde mÊditation
du vol, oÝ l'on savoure une espÊrance inexplicable.


     Et maintenant, au c?ur de la nuit comme un veilleur, il dÊcouvre que la
nuit  montre l'homme:  ces  appels,  ces lumiÉres,  cette  inquiÊtude. Cette
simple Êtoile dans l'ombre: l'isolement d'une  maison. L'une s'Êteint: c'est
une maison qui se ferme sur son amour.
     Ou  sur son ennui. C'est une maison  qui cesse de  faire son signal  au
reste du monde.  Ils ne savent pas ce qu'ils espÉrent ces paysans accoudÊs Á
la table devant leur lampe: ils ne savent pas que  leur dÊsir porte si loin,
dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le dÊcouvre quand  il vient
de  mille  kilomÉtres  et sent  des lames  de  fond  profondes  soulever  et
descendre l'avion qui  respire, quand  il a  traversÊ dix  orages, comme des
pays de guerre, et, entre eux, des clairiÉres de lune, et quand il gagne ces
lumiÉres, l'une  aprÉs  l'autre, avec  le sentiment de  vaincre.  Ces hommes
croient que leur  lampe  luit  pour  l'humble  table, mais  Á  quatre-vingts
kilomÉtres  d'eux, on  est dÊjÁ touchÊ  par l'appel de cette lumiÉre,  comme
s'ils la balanÚaient dÊsespÊrÊs, d'une Ïle dÊserte, devant la mer.





     Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay
revenaient du  Sud, de  l'Ouest et du Nord vers Buenos Aires. On y attendait
leur chargement pour donner le dÊpart, vers minuit, Á l'avion d'Europe.
     Trois pilotes,  chacun Á l'arriÉre d'un capot  lourd comme  un chaland,
perdus  dans la  nuit,  mÊditaient leur  vol,  et, vers  la  ville  immense,
descendraient lentement  de leur  ciel  d'orage ou de paix, comme d'Êtranges
paysans descendent de leurs montagnes.
     RiviÉre, responsable  du rÊseau entier,  se promenait de  long en large
sur le terrain d'atterrissage de Buenos Aires.  Il demeurait silencieux car,
jusqu'Á  l'arrivÊe  des  trois  avions,  cette  journÊe, pour  lui,  restait
redoutable. Minute par minute, Á mesure que les tÊlÊgrammes lui parvenaient,
RiviÉre avait conscience  d'arracher quelque  chose  au sort, de  rÊduire la
part d'inconnu, et de tirer ses Êquipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage.
     Un man?uvre aborda  RiviÉre pour lui communiquer  un  message  du poste
Radio:
     -- Le courrier du  Chili signale qu'il aperÚoit les  lumiÉres de Buenos
Aires.
     -- Bien.
     BientÆt RiviÉre entendrait cet avion: la nuit en livrait un dÊjÁ, ainsi
qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de mystÉres,  livre Á la plage le
trÊsor qu'elle a si longtemps ballottÊ. Et plus tard on recevrait d'elle les
deux autres.
     Alors  cette journÊe serait liquidÊe. Alors  les  Êquipes usÊes iraient
dormir, remplacÊes par  les Êquipes fraÏches. Mais RiviÉre n'aurait point de
repos: le courrier d'Europe,  Á son tour, le chargerait d'inquiÊtudes. Il en
serait toujours  ainsi. Toujours. Pour la  premiÉre  fois  ce  vieux lutteur
s'Êtonnait  de  se sentir las. L'arrivÊe  des  avions ne serait jamais cette
victoire qui termine une  guerre, et ouvre une Ére de paix bienheureuse.  Il
n'y  aurait  jamais,  pour  lui,  qu'un  pas de  fait  prÊcÊdant  mille  pas
semblables.  Il  semblait Á RiviÉre  qu'il soulevait un poids  trÉs lourd, Á
bras tendus, depuis  longtemps: un effort sans repos et sans  espÊrance. "Je
vieillis..." II vieillissait si dans l'action seule  il ne trouvait plus  sa
nourriture.  Il s'Êtonna  de  rÊflÊchir  sur des  problÉmes qu'il ne s'Êtait
jamais posÊs. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mÊlancolique,
la masse des douceurs qu'il  avait toujours ÊcartÊes:  un ocÊan perdu. "Tout
cela  est donc  si proche?..." II s'aperÚut qu'il avait  peu Á  peu repoussÊ
vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps",  ce  qui  fait douce la
vie des hommes. Comme si rÊellement on pouvait avoir le temps un jour, comme
si l'on gagnait, Á l'extrÊmitÊ  de  la vie, cette paix bienheureuse que l'on
imagine. Mais il n'y a pas  de paix. Il n'y a peut-Ëtre pas  de victoire. Il
n'y a pas d'arrivÊe dÊfinitive de tous les courriers.
     RiviÉre s'arrËta devant Leroux, un vieux contremaÏtre qui  travaillait.
Leroux,  lui aussi, travaillait  depuis quarante  ans. Et le travail prenait
toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez  lui vers dix  heures du soir,
ou minuit, ce n'Êtait pas un autre monde qui s'offrait Á lui, ce n'Êtait pas
une  Êvasion. RiviÉre sourit Á cet homme qui  relevait son visage  lourd, et
dÊsignait  un axe bleui:  "úa tenait trop dur, mais  je l'ai eu." RiviÉre se
pencha sur  l'axe.  RiviÉre Êtait repris par le mÊtier. "II faudra dire  aux
ateliers d'ajuster ces  piÉces-lÁ plus libres." II t×ta du  doigt les traces
du  grippage, puis considÊra de nouveau Leroux.  Une drÆle  de  question lui
venait aux lÉvres, devant ces rides sÊvÉres. Il en souriait:
     -- Vous vous Ëtes beaucoup occupÊ d'amour, Leroux, dans votre vie?
     -- Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur...
     -- Vous Ëtes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps.
     -- Pas bien beaucoup...
     RiviÉre Êcoutait le son de la voix,  pour connaÏtre si la rÊponse Êtait
amÉre:  elle n'Êtait pas  amÉre. Cet  homme  Êprouvait, en face  de  sa  vie
passÊe, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle
planche: "VoilÁ. C'est fait."
     "VoilÁ, pensait RiviÉre, ma vie est faite."
     II repoussa toutes les pensÊes  tristes qui lui venaient de sa fatigue,
et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait.





     Le  son  de  ce  moteur  lointain  devenait de  plus en plus  dense. Il
mÙrissait. On donna les feux. Les  lampes rouges du  balisage dessinÉrent un
hangar, des pylÆnes de T.S.F., un terrain carrÊ. On dressait une fËte.
     -- Le voilÁ!
     L'avion roulait dÊjÁ dans le faisceau des phares. Si brillant  qu'il en
semblait neuf. Mais, quand il eut stoppÊ enfin  devant le hangar, tandis que
les mÊcaniciens et les  man?uvres  se pressaient pour dÊcharger la poste, le
pilote Pellerin ne bougea pas.
     -- Eh bien ? qu'attendez-vous pour descendre ?
     Le  pilote,  occupÊ  Á  quelque  mystÊrieuse  besogne,  ne  daigna  pas
rÊpondre. Probablement  il Êcoutait  encore  tout le bruit du vol  passer en
lui.  Il hochait lentement  la tËte, et, penchÊ  en avant, manipulait on  ne
sait  quoi. Enfin il se  retourna vers les  chefs et les  camarades,  et les
considÊra gravement, comme sa  propriÊtÊ.  Il  semblait les compter  et  les
mesurer et les peser, et il pensait qu'il les avait bien gagnÊs, et aussi ce
hangar de  fËte  et  ce  ciment solide  et, plus  loin, cette ville avec son
mouvement,  ses  femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans  ses  larges
mains, comme des sujets, puisqu'il pouvait les toucher,  les entendre et les
insulter.  Il pensa d'abord  les insulter d'Ëtre  lÁ  tranquilles,  sÙrs  de
vivre, admirant la lune, mais il fut dÊbonnaire:
     -- ...Paierez Á boire!
     Et il descendit.
     Il voulut raconter son voyage:
     -- Si vous saviez!...
     Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s'en fut retirer son cuir.


     Quand  la  voiture  l'emporta  vers  Buenos  Aires  en  compagnie  d'un
inspecteur  morne et de RiviÉre silencieux,  il devint triste: c'est beau de
se tirer d'affaire, et  de l×cher avec  santÊ, en reprenant  pied, de bonnes
injures. Quelle joie puissante! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute
on ne sait de quoi.
     La  lutte dans le cyclone, Úa, au moins, c'est rÊel, c'est franc.  Mais
non le visage des choses, ce visage qu'elles prennent quand elles se croient
seules. Il pensait:
     "C'est tout Á  fait  pareil  Á une rÊvolte: des visages qui p×lissent Á
peine, mais changent tellement!"
     II fit un effort pour se souvenir.
     Il  franchissait, paisible,  la  CordillÉre  des  Andes. Les  neiges de
l'hiver pesaient sur  elle de toute leur paix. Les neiges de l'hiver avaient
fait  la paix dans cette  masse, comme les siÉcles  dans les ch×teaux morts.
Sur  deux  cents  kilomÉtres d'Êpaisseur, plus un homme,  plus un souffle de
vie, plus un effort.  Mais des arËtes verticales, qu'Á six mille  d'altitude
on frÆle, mais des manteaux de pierre qui tombent droit, mais une formidable
tranquillitÊ.
     Ce fut aux environs du Pic Tupungato...
     Il rÊflÊchit. Oui, c'est bien lÁ qu'il fut le tÊmoin d'un miracle.
     Car il  n'avait  d'abord rien vu,  mais s'Êtait  simplement senti gËnÊ,
semblable Á quelqu'un qui se  croyait seul, qui  n'est  plus seul,  que l'on
regarde.  Il  s'Êtait  senti,  trop tard et  sans bien  comprendre  comment,
entourÊ par de la colÉre. VoilÁ. D'oÝ venait cette colÉre?
     A quoi devinait-il qu'elle suintait des pierres, qu'elle suintait de la
neige? Car rien ne  semblait venir Á  lui, aucune tempËte sombre n'Êtait  en
marche.  Mais  un monde Á  peine diffÊrent,  sur place, sortait  de l'autre.
Pellerin  regardait,  avec  un  serrement  de  c?ur  inexplicable,  ces pics
innocents, ces  arËtes, ces crËtes de  neige,  Á  peine  plus  gris,  et qui
pourtant commenÚaient Á vivre -- comme un peuple.
     Sans avoir Á lutter,  il serrait les mains sur les  commandes.  Quelque
chose  se prÊparait qu'il  ne comprenait pas.  Il bandait ses muscles, telle
une bËte qui va sauter, mais il ne voyait rien qui ne fÙt calme. Oui, calme,
mais chargÊ d'un Êtrange pouvoir.
     Puis tout s'Êtait aiguisÊ. Ces arËtes, ces pics, tout devenait aigu: on
les sentait pÊnÊtrer, comme des Êtraves, le  vent dur. Et puis il lui sembla
qu'elles viraient et  dÊrivaient autour de lui, Á la faÚon de navires gÊants
qui s'installent pour  le combat.  Et puis  il  y  eut, mËlÊe  Á  l'air, une
poussiÉre:  elle  montait,  flottant doucement, comme  un voile, le long des
neiges. Alors, pour  chercher une issue en cas de retraite nÊcessaire, il se
retourna et trembla: toute la CordillÉre, en arriÉre, semblait fermenter.
     "Je suis perdu."
     D'un  pic, Á  l'avant, jaillit la neige: un volcan de neige.  Puis d'un
second pic,  un peu  Á droite. Et tous les pics,  ainsi, l'un  aprÉs l'autre
s'enflammÉrent, comme successivement touchÊs  par quelque invisible coureur.
C'est  alors qu'avec les  premiers  remous de l'air les montagnes  autour du
pilote oscillÉrent.
     L'action violente laisse peu de traces: il ne retrouvait plus en lui le
souvenir des grands remous qui l'avaient roulÊ.  Il se  rappelait  seulement
s'Ëtre dÊbattu, avec rage, dans ces flammes grises.
     Il rÊflÊchit.
     "Le cyclone,  ce n'est rien. On sauve  sa peau.  Mais auparavant!  Mais
cette rencontre que l'on fait!"
     II pensait reconnaÏtre, entre mille,  un certain visage, et pourtant il
l'avait dÊjÁ oubliÊ.





     RiviÉre regardait Pellerin. Quand celui-ci descendrait de voiture, dans
vingt minutes,  il se mËlerait Á  la foule avec un sentiment de lassitude et
de lourdeur. Il penserait peut-Ëtre: "Je suis bien fatiguÊ... sale  mÊtier!"
Et Á sa femme il avouerait quelque  chose comme: "on  est mieux ici que  sur
les Andes."  Et  pourtant tout ce Á quoi les hommes tiennent si fort s'Êtait
presque dÊtachÊ  de  lui:  il venait d'en connaÏtre la misÉre. Il  venait de
vivre quelques heures sur l'autre face du dÊcor, sans savoir s'il lui serait
permis de rÊtablir pour soi cette ville dans ses lumiÉres. S'il retrouverait
mËme encore,  amies d'enfance  ennuyeuses mais  chÉres,  toutes  ses petites
infirmitÊs  d'homme. "II y a  dans toute  foule, pensait RiviÉre, des hommes
que l'on ne distingue  pas, et qui  sont de prodigieux messagers. Et sans le
savoir  eux-mËmes. A  moins que..." RiviÉre craignait  certains admirateurs.
Ils  ne  comprenaient  pas  le  caractÉre  sacrÊ  de  l'aventure,  et  leurs
exclamations en faussaient  le  sens,  diminuaient  l'homme.  Mais  Pellerin
gardait  ici  toute  sa  grandeur  d'Ëtre  simplement  instruit,  mieux  que
personne, sur  ce  que  vaut  le  monde  entrevu sous un certain jour, et de
repousser les approbations vulgaires avec un lourd dÊdain. Aussi  RiviÉre le
fÊlicita-t-il:
     "Comment avez-vous  rÊussi?"  Et l'aima de parler simplement mÊtier, de
parler de son vol comme un forgeron de son enclume.


     Pellerin  expliqua d'abord  sa retraite  coupÊe. Il s'excusait presque:
"Aussi je n'ai pas eu  le choix." Ensuite il  n'avait plus rien vu: la neige
l'aveuglait. Mais  de violents  courants l'avaient sauvÊ,  en le soulevant Á
sept mille.  "J'ai  dÙ  Ëtre  maintenu au ras des  crËtes  pendant toute  la
traversÊe." II parla aussi du gyroscope dont il faudrait changer de place la
prise d'air: la neige l'obturait: "úa  forme verglas, voyez-vous." Plus tard
d'autres  courants avaient culbutÊ  Pellerin, et,  vers  trois mille,  il ne
comprenait plus comment il n'avait rien heurtÊ encore. C'est qu'il survolait
dÊjÁ la plaine.  "Je m'en suis aperÚu tout d'un  coup, en dÊbouchant dans du
ciel pur." II expliqua enfin qu'il avait eu,  Á cet instant lÁ, l'impression
de sortir d'une caverne.
     -- TempËte aussi Á Mendoza?
     -- Non. J'ai atterri par ciel  pur,  sans  vent.  Mais  la  tempËte  me
suivait de prÉs.
     Il la dÊcrivit parce que, disait-il, "tout de mËme c'Êtait Êtrange". Le
sommet se perdait trÉs haut dans les  nuages  de neige, mais la base roulait
sur  la  plaine ainsi qu'une  lave  noire.  Une  Á une,  les villes  Êtaient
englouties. "Je  n'ai  jamais vu  Úa..."  Puis il se tut,  saisi par quelque
souvenir.
     RiviÉre se retourna vers l'inspecteur.
     --  C'est un  cyclone du Pacifique,  on  nous a  prÊvenu trop tard. Ces
cyclones ne dÊpassent d'ailleurs jamais les Andes.
     On ne pouvait prÊvoir que celui-lÁ poursuivrait sa marche vers l'Est.
     L'inspecteur, qui n'y connaissait rien, approuva.


     L'inspecteur parut hÊsiter,  se  retourna vers  Pellerin, et  sa  pomme
d'Adam remua. Mais il se tut. Il reprit, aprÉs rÊflexion, en regardant droit
devant soi, sa dignitÊ mÊlancolique.
     Il  la  promenait, ainsi qu'un bagage,  cette mÊlancolie.  DÊbarquÊ  la
veille en Argentine, appelÊ par  RiviÉre pour  de vagues besognes,  il Êtait
empËtrÊ de ses  grandes mains  et de sa dignitÊ d'inspecteur.  Il n'avait le
droit d'admirer ni  la fantaisie, ni la  verve: il  admirait par fonction la
ponctualitÊ. Il n'avait le droit de boire un verre  en compagnie, de tutoyer
un   camarade   et   de   risquer  un  calembour  que  si,  par  un   hasard
invraisemblable, il rencontrait, dans la mËme escale, un autre inspecteur.
     "II est dur, pensait-il, d'Ëtre un juge."
     A vrai dire, il ne jugeait pas, mais hochait la tËte. Ignorant tout, il
hochait la tËte, lentement, devant tout ce qu'il rencontrait. Cela troublait
les consciences noires  et contribuait  au bon  entretien  du  matÊriel.  Il
n'Êtait guÉre  aimÊ, car un inspecteur  n'est pas  crÊÊ pour les  dÊlices de
l'amour, mais pour la rÊdaction de rapports. Il avait renoncÊ  Á  y proposer
des mÊthodes nouvelles et des solutions techniques, depuis que RiviÉre avait
Êcrit: "L'inspecteur Robineau est priÊ de nous fournir, non des poÉmes, mais
des rapports. L'inspecteur Robineau utilisera  heureusement ses compÊtences,
en stimulant le zÉle du personnel." Aussi se jetait-il  dÊsormais, comme sur
son pain  quotidien, sur les  dÊfaillances humaines. Sur  le  mÊcanicien qui
buvait, le chef d'aÊroplace  qui passait  des nuits  blanches, le pilote qui
rebondissait Á l'atterrissage.
     RiviÉre disait de lui: "II n'est pas trÉs intelligent, aussi rend-il de
grands services."  Un rÉglement Êtabli  par  RiviÉre  Êtait,  pour  RiviÉre,
connaissance  des   hommes;  mais  pour   Robineau  n'existait  plus  qu'une
connaissance du  rÉglement. "Robineau,  pour tous  les dÊparts retardÊs, lui
avait dit un jour RiviÉre, vous devez faire sauter les primes d'exactitude.
     -- MËme pour le cas de force majeure? MËme par brume?
     -- MËme par brume."
     Et Robineau Êprouvait une sorte de fiertÊ d'avoir un chef si fort qu'il
ne  craignait  pas  d'Ëtre  injuste. Et  Robineau lui-mËme tirerait  quelque
majestÊ d'un pouvoir aussi offensant.
     -- Vous avez donnÊ le dÊpart Á six heures quinze, rÊpÊtait-il plus tard
aux chefs d'aÊroports, nous ne pourrons vous payer votre prime.
     -- Mais, monsieur Robineau, Á  cinq  heures trente, on ne  voyait pas Á
dix mÉtres!
     -- C'est le rÉglement.
     -- Mais, monsieur Robineau, nous ne pouvons pas balayer la brume!
     Et Robineau se retranchait  dans son mystÉre. Il faisait  partie  de la
direction.  Seul, parmi ces totons, il comprenait  comment, en ch×tiant  les
hommes, on amÊliorera le temps.
     "II ne pense rien, disait de lui RiviÉre, Úa lui Êvite de penser faux."
     Si un  pilote  cassait  un  appareil, ce  pilote  perdait sa  prime  de
non-casse.
     "Mais quand la panne a eu lieu sur un bois? s'Êtait informÊ Robineau.
     -- Sur un bois aussi."
     Et Robineau se le tenait pour dit.
     -- Je regrette, disait-il plus tard aux pilotes, avec une vive ivresse,
je regrette mËme infiniment, mais il fallait avoir la panne ailleurs.
     -- Mais, monsieur Robineau, on ne choisit pas!
     -- C'est le rÉglement.
     "Le  rÉglement, pensait RiviÉre, est semblable aux rites d'une religion
qui semblent  absurdes mais  faÚonnent les hommes."  II Êtait indiffÊrent  Á
RiviÉre  de paraÏtre juste ou injuste.  Peut-Ëtre  ces mots-lÁ n'avaient-ils
mËme pas  de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent
le soir  autour de leur kiosque  Á musique  et  RiviÉre  pensait: "Juste  ou
injuste envers eux, cela n'a pas de sens: ils n'existent pas." L'homme Êtait
pour lui une cire vierge qu'il fallait pÊtrir.  Il  fallait donner une ×me Á
cette matiÉre, lui crÊer  une  volontÊ. Il ne pensait pas les  asservir  par
cette duretÊ, mais  les  lancer hors d'eux-mËmes.  S'il ch×tiait  ainsi tout
retard,  il  faisait  acte d'injustice mais il  tendait  vers le  dÊpart  la
volontÊ de chaque  escale;  il crÊait  cette volontÊ. Ne  permettant pas aux
hommes de se rÊjouir d'un temps bouchÊ, comme d'une  invitation au repos, il
les tenait en haleine vers l'Êclaircie, et  l'attente humiliait  secrÉtement
jusqu'au man?uvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier  dÊfaut dans
l'armure: "DÊbouchÊ  au nord, en route!" Gr×ce Á  RiviÉre, sur  quinze mille
kilomÉtres, le culte du courrier primait tout.
     RiviÉre disait parfois:
     "Ces hommes-lÁ sont heureux, parce qu'ils aiment ce qu'ils font, et ils
l'aiment parce que je suis dur."
     II  faisait  peut-Ëtre souffrir, mais  procurait aussi  aux  hommes  de
fortes  joies.  "II  faut  les pousser,  pensait-il, vers une  vie forte qui
entraÏne des souffrances et des joies, mais qui seule compte."
     Comme la voiture entrait en ville, RiviÉre se fit conduire au bureau de
la Compagnie. Robineau, restÊ seul avec  Pellerin, le regarda, et entrouvrit
les lÉvres pour parler.





     Or  Robineau  ce soir Êtait las. Il  venait de  dÊcouvrir,  en  face de
Pellerin vainqueur, que  sa  propre vie Êtait  grise.  Il venait  surtout de
dÊcouvrir que  lui, Robineau, malgrÊ son titre d'Inspecteur et son autoritÊ,
valait  moins  que cet homme rompu  de  fatigue, tassÊ  dans l'angle  de  la
voiture, les yeux  clos et les mains noires  d'huile. Pour la  premiÉre fois
Robineau admirait. Il avait besoin de le dire. Il avait besoin surtout de se
gagner une amitiÊ.  Il Êtait las  de son  voyage et  de ses Êchecs du  jour,
peut-Ëtre  se  sentait-il mËme un peu ridicule.  Il s'Êtait  embrouillÊ,  ce
soir,  dans  ses calculs en  vÊrifiant les stocks d'essence, et l'agent mËme
qu'il dÊsirait surprendre, pris de pitiÊ, les avait  achevÊs  pour lui. Mais
surtout il avait critiquÊ  le  montage d'une pompe Á huile du  type B. 6, la
confondant avec une pompe  Á huile du type B. 4, et les mÊcaniciens sournois
l'avaient  laissÊ  flÊtrir  pendant vingt minutes  "une  ignorance que  rien
n'excuse", sa propre ignorance.
     Il avait peur aussi de sa  chambre d'hÆtel. De Toulouse Á Buenos Aires,
il la regagnait invariablement  aprÉs le  travail. Il s'y enfermait, avec la
conscience des secrets dont il Êtait  lourd, tirait de sa valise une rame de
papier, Êcrivait lentement "Rapport", hasardait quelques lignes et dÊchirait
tout. Il  aurait aimÊ sauver la Compagnie d'un grand pÊril.  Elle ne courait
aucun pÊril. Il n'avait  guÉre  sauvÊ  jusqu'Á prÊsent qu'un  moyeu d'hÊlice
touchÊ par la  rouille. Il avait  promenÊ son doigt sur cette rouille,  d'un
air funÉbre, lentement, devant un chef d'aÊroplace, qui lui avait d'ailleurs
rÊpondu:  "Adressez-vous  Á  l'escale prÊcÊdente:  cet  avion-lÁ vient  d'en
arriver." Robineau doutait de son rÆle.
     Il hasarda, pour se rapprocher de Pellerin:
     -- Voulez-vous dÏner avec moi? J'ai  besoin d'un peu  de  conversation,
mon  mÊtier est quelquefois  dur... Puis corrigea pour ne pas descendre trop
vite:
     -- J'ai tant de responsabilitÊs!
     Ses subalternes  n'aimaient guÉre mËler Robineau  Á  leur  vie  privÊe.
Chacun  pensait: "S'il  n'a encore rien trouvÊ  pour son rapport, comme il a
trÉs faim, il me mangera."
     Mais Robineau,  ce  soir, ne  pensait guÉre qu'Á ses  misÉres: le corps
affligÊ d'un  gËnant eczÊma, son  seul vrai secret, il eut aimÊ le raconter,
se faire  plaindre, et ne trouvant point  de consolation dans  l'orgueil, en
chercher dans l'humilitÊ. Il possÊdait  aussi, en France,  une  maÏtresse, Á
qui, la nuit de ses retours, il racontait ses inspections, pour l'Êblouir un
peu et se faire aimer,  mais qui justement le prenait en grippe, et il avait
besoin de parler d'elle.
     -- Alors, vous dÏnez avec moi?
     Pellerin, dÊbonnaire, accepta.





     Les secrÊtaires somnolaient dans les bureaux  de  Buenos  Aires,  quand
RiviÉre  entra. Il avait  gardÊ son  manteau,  son  chapeau, il  ressemblait
toujours Á un Êternel voyageur, et passait presque  inaperÚu, tant sa petite
taille dÊplaÚait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses  vËtements anonymes
s'adaptaient Á tous les dÊcors. Et pourtant un  zÉle anima  les hommes.  Les
secrÊtaires s'Êmurent,  le chef de bureau  compulsa  d'urgence  les derniers
papiers, les machines Á Êcrire cliquetÉrent.
     Le tÊlÊphoniste plantait ses fiches dans le standard, et notait  sur un
livre Êpais les tÊlÊgrammes.
     RiviÉre s'assit et lut.
     AprÉs  l'Êpreuve du Chili, il relisait l'histoire  d'un jour heureux oÝ
les choses s'ordonnent  d'elles-mËmes,  oÝ les messages, dont  se  dÊlivrent
l'un  aprÉs l'autre les  aÊroports franchis,  sont  de sobres  bulletins  de
victoire. Le courrier de Pa-tagonie, lui  aussi,  progressait vite: on Êtait
en  avance sur l'horaire, car les vents poussaient  du Sud vers le Nord leur
grande houle favorable.
     -- Passez-moi les messages mÊtÊo.
     Chaque aÊroport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne
brise. Un soir dorÊ avait habillÊ l'AmÊrique. RiviÉre se rÊjouit du zÉle des
choses. Maintenant ce courrier  luttait quelque  part dans  l'aventure de la
nuit, mais avec les meilleures chances.
     RiviÉre repoussa le cahier.
     -- úa va.
     Et sortit  jeter  un coup d'?il sur  les services, veilleur de nuit qui
veillait sur la moitiÊ du monde.


     Devant  une  fenËtre  ouverte  il  s'arrËta  et comprit  la  nuit. Elle
contenait Buenos Aires, mais aussi,  comme une vaste nef, l'AmÊrique. Il  ne
s'Êtonna  pas de ce sentiment  de grandeur: le ciel de Santiago du Chili, un
ciel Êtranger, mais une  fois le courrier en marche  vers Santiago du Chili,
on vivait, d'un bout Á l'autre de la ligne, sous la mËme voÙte profonde. Cet
autre courrier maintenant dont  on guettait  la voix dans les  Êcouteurs  de
T.S.F., les  pËcheurs de Patagonie en voyaient luire les feux de bord. Cette
inquiÊtude d'un avion en vol,  quand elle pesait sur RiviÉre,  pesait  aussi
sur les capitales et les provinces avec le grondement du moteur.
     Heureux  de  cette  nuit'  bien  dÊgagÊe,  il se  souvenait de nuits de
dÊsordre, oÝ l'avion lui semblait dangereusement  enfoncÊ et si difficile  Á
secourir. On suivait,  du poste radio de Buenos Aires, sa  plainte mËlÊe  au
grÊsillement des orages. Sous cette gangue sourde,  l'or  de l'onde musicale
se  perdait.  Quelle dÊtresse  dans  le  chant mineur d'un  courrier jetÊ en
flÉche aveugle vers les obstacles de la nuit!


     RiviÉre pensa que  la place d'un inspecteur, une nuit de veille, est au
bureau.
     -- Faites-moi chercher Robineau.
     Robineau Êtait  sur le point de faire  d'un pilote son ami. Il avait, Á
l'hÆtel, devant lui  dÊballÊ sa  valise;  elle  livrait ces menus objets par
quoi les inspecteurs  se rapprochent du  reste des hommes: quelques chemises
de mauvais goÙt, un nÊcessaire de toilette, puis  une photographie de  femme
maigre que l'inspecteur  piqua au mur. Il faisait  ainsi Á Pellerin l'humble
confession de ses besoins, de ses tendresses, de  ses regrets. Alignant dans
un ordre misÊrable ses trÊsors,  il Êtalait devant  le pilote sa  misÉre. Un
eczÊma moral. Il montrait sa prison.
     Mais  pour Robineau, comme  pour  tous les hommes,  existait une petite
lumiÉre. Il avait ÊprouvÊ une grande douceur en tirant du fond de sa valise,
prÊcieusement enveloppÊ, un petit sac. Il l'avait tapotÊ longtemps sans rien
dire. Puis desserrant enfin les mains:
     -- J'ai ramenÊ Úa du Sahara...
     L'inspecteur avait rougi d'oser une telle confidence.  Il Êtait consolÊ
de ses  dÊboires et  de  son  infortune  conjugale, et  de toute cette grise
vÊritÊ  par  de  petits  cailloux noir×tres  qui  ouvraient une porte sur le
mystÉre.
     Rougissant un peu plus:
     -- On trouve les mËmes au BrÊsil...
     Et  Pellerin avait tapotÊ l'Êpaule d'un inspecteur qui se penchait  sur
l'Atlantide.
     Par pudeur aussi Pellerin avait demandÊ:
     -- Vous aimez la gÊologie?
     -- C'est ma passion.
     Seules, dans la vie, avaient ÊtÊ douces pour lui, les pierres.
     Robineau, quand on l'appela, fut triste, mais redevint digne.
     -- Je dois vous quitter, monsieur RiviÉre a besoin de moi pour quelques
dÊcisions graves.
     Quand Robineau pÊnÊtra  au bureau, RiviÉre l'avait oubliÊ. Il  mÊditait
devant une carte murale oÝ  s'inscrivait en rouge le rÊseau de la Compagnie.
L'inspecteur attendait  ses ordres. AprÉs de longues minutes, RiviÉre,  sans
dÊtourner la tËte, lui demanda:
     -- Que pensez-vous de cette carte, Robineau?
     Il posait parfois des rÊbus en sortant d'un songe.
     -- Cette carte, monsieur le Directeur...
     L'inspecteur, Á vrai  dire,  n'en  pensait rien,  mais, fixant la carte
d'un  air sÊvÉre,  il  inspectait  en  gros l'Europe et l'AmÊrique.  RiviÉre
d'ailleurs poursuivait, sans lui en faire part, ses  mÊditations: "Le visage
de ce rÊseau est beau mais dur. Il nous a coÙtÊ beaucoup d'hommes, de jeunes
hommes. Il s'impose ici, avec l'autoritÊ des choses b×ties,  mais combien de
problÉmes il pose!" Cependant le but pour RiviÉre dominait tout.
     Robineau, debout auprÉs de lui, fixant  toujours, droit devant  soi, la
carte, peu Á  peu  se redressait. De la part de RiviÉre, il n'espÊrait aucun
apitoiement.
     Il-  avait  une fois  tentÊ  sa chance en avouant sa vie g×chÊe par  sa
ridicule infirmitÊ,  et RiviÉre  lui avait rÊpondu  par une  boutade: "Si Úa
vous empËche de dormir, Úa stimulera votre activitÊ."
     Ce n'Êtait qu'une  demi-boutade. RiviÉre avait  coutume d'affirmer: "Si
les  insomnies  d'un  musicien lui font crÊer de belles ?uvres,  ce sont  de
belles  insomnies." Un jour il avait dÊsignÊ Leroux: "Regardez-moi Úa, comme
c'est beau, cette laideur  qui repousse l'amour..." Tout ce que Leroux avait
de grand il le devait peut-Ëtre Á  cette disgr×ce, qui avait rÊduit sa vie Á
celle du mÊtier.
     -- Vous Ëtes trÉs liÊ avec Pellerin?
     -- Eh...
     -- Je ne vous le reproche pas.
     RiviÉre fit  demi-tour, et, la tËte  penchÊe, marchant Á petits pas, il
entraÏnait avec lui Robineau.  Un sourire triste  lui vint aux  lÉvres,  que
Robineau ne comprit pas.
     -- Seulement... seulement vous Ëtes le chef.
     -- Oui, fit Robineau.
     RiviÉre pensa  qu'ainsi, chaque nuit, une action se nouait dans le ciel
comme un drame. Un flÊchissement des volontÊs pouvait entraÏner une dÊfaite,
on aurait peut-Ëtre Á lutte beaucoup d'ici le jour.
     -- Vous devez rester dans votre rÆle.
     RiviÉre pesait ses mots:
     -- Vous commanderez peut-Ëtre Á ce pilote, la nuit prochaine, un dÊpart
dangereux: il devra obÊir.
     -- Oui...
     -- Vous disposez presque de la vie  des hommes, et d'hommes  qui valent
mieux que vous...
     Il parut hÊsiter.
     -- úa, c'est grave.
     RiviÉre, marchant toujours Á petits pas, se tut quelques secondes.
     --  Si  c'est par  amitiÊ qu'ils  vous obÊissent, vous  les dupez. Vous
n'avez droit vous-mËme Á aucun sacrifice.
     -- Non... bien sÙr.
     -- Et, s'ils croient que votre amitiÊ leur Êpargnera certaines corvÊes,
vous les dupez aussi: il faudra bien qu'ils obÊissent. Asseyez-vous lÁ.
     RiviÉre, doucement, de la main, poussait Robineau vers son bureau.
     --  Je vais vous mettre Á votre  place, Robineau.  Si vous Ëtes las, ce
n'est pas Á ces hommes de vous soutenir.  Vous Ëtes le chef. Votre faiblesse
est ridicule. Ecrivez.
     --Je...
     --  Ecrivez: "L'inspecteur Robineau inflige  au  pilote Pellerin  telle
sanction pour tel motif..." vous trouverez un motif quelconque.
     -- Monsieur le Directeur!
     -- Faites  comme si  vous compreniez,  Robineau. Aimez  ceux  que  vous
commandez. Mais sans le leur dire.
     Robineau, de nouveau, avec zÉle, ferait nettoyer les moyeux d'hÊlice.
     Un  terrain  de  secours communiqua par T.S.F.: "Avion  en  vue.  Avion
signale: Baisse de rÊgime, vais atterrir."
     On perdrait sans doute une demi-heure. RiviÉre connut cette irritation,
que l'on Êprouve quand  le  rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne
dÊlivrent plus  leur  lot  de  plaines.  La  grande  aiguille de la  pendule
dÊcrivait maintenant  un  espace mort:  tant d'ÊvÊnements auraient  pu tenir
dans cette ouverture de compas. RiviÉre sortit pour tromper l'attente, et la
nuit lui apparut vide comme un thÊ×tre  sans acteur. "Une telle nuit  qui se
perd!" II regardait avec rancune, par la fenËtre, ce ciel dÊcouvert, enrichi
d'Êtoiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapidÊ.


     Mais, dÉs  que  l'avion dÊcolla, cette  nuit  pour  RiviÉre  fut encore
Êmouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. RiviÉre en  prenait
soin:
     -- Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander Á l'Êquipage.
     Dix secondes s'ÊcoulÉrent:
     "TrÉs beau."
     Puis  vinrent quelques  noms  de  villes  franchies,  et  c'Êtait  pour
RiviÉre, dans cette lutte, des citÊs qui tombaient.





     Le  radio navigant du  courrier  de  Patagonie, une heure plus tard, se
sentit  soulevÊ doucement, comme par une Êpaule.  Il regarda  autour de lui:
des  nuages  lourds  Êteignaient les  Êtoiles. Il se pencha  vers le sol: il
cherchait  les lumiÉres  des villages, pareilles Á  celles  de vers luisants
cachÊs dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.
     Il  se  sentit  maussade,  entrevoyant  une  nuit  difficile:  marches,
contre-marches,  territoires gagnÊs  qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas
la tactique du pilote; il lui  semblait  que l'on se heurterait plus  loin Á
l'Êpaisseur de la nuit comme Á un mur.
     Maintenant, il apercevait,  en face d'eux, un miroitement imperceptible
au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'Êpaule de Fabien,
mais celui-ci ne bougea pas.
     Les premiers remous de l'orage lointain  attaquaient l'avion. Doucement
soulevÊes, les masses mÊtalliques  pesaient contre la chair mËme  du  radio,
puis semblaient s'Êvanouir, se  fondre, et dans la  nuit,  pendant  quelques
secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons
d'acier.
     Et  comme il n'apercevait plus rien du monde que  l'ampoule rouge de la
carlingue, il  frissonna  de se  sentir descendre au c?ur de  la  nuit, sans
secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas
dÊranger le pilote pour connaÏtre ce qu'il dÊciderait, et, les mains serrÊes
sur l'acier, inclinÊ en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.


     Une tËte et  des  Êpaules immobiles Êmergeaient  seules  de  la  faible
clartÊ. Ce corps n'Êtait qu'une masse sombre, appuyÊe un peu vers la gauche,
le visage face Á l'orage, lavÊ sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne
voyait  rien de ce  visage.  Tout  ce  qui s'y pressait de  sentiments  pour
affronter une  tempËte: cette moue, cette volontÊ, cette colÉre, tout ce qui
s'Êchangeait  d'essentiel, entre  ce visage  p×le  et,  lÁ-bas,  ces courtes
lueurs, restait pour lui impÊnÊtrable.
     Il devinait pourtant la puissance  ramassÊe  dans l'immobilitÊ de cette
ombre, et il l'aimait. Elle  l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi
elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermÊes sur les  commandes, pesaient
dÊjÁ sur la tempËte, comme sur la nuque d'une bËte, mais les Êpaules pleines
de force demeuraient immobiles, et l'on sentait lÁ une profonde rÊserve.
     Le radio pensa qu'aprÉs tout le pilote Êtait responsable. Et maintenant
il savourait, entraÏnÊ en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette
forme sombre, lÁ, devant lui, exprimait de matÊriel et de pesant, ce qu'elle
exprimait de durable.
     A gauche, faible comme un phare Á Êclipse, un foyer nouveau s'Êclaira.
     Le radio amorÚa un geste pour  toucher l'Êpaule de Fabien, le prÊvenir,
mais il le vit tourner lentement  la tËte,  et  tenir son  visage,  quelques
secondes,  face Á ce  nouvel ennemi, puis, lentement,  reprendre  sa positon
primitive. Ces Êpaules toujours immobiles, cette nuque appuyÊe au cuir.





     RiviÉre Êtait  sorti pour  marcher un  peu  et  tromper le malaise  qui
reprenait, et  lui, qui ne  vivait que pour l'action, une action dramatique,
sentit  bizarrement le  drame  se  dÊplacer,  devenir  personnel.  Il  pensa
qu'autour  de leur kiosque Á musique les petits bourgeois des petites villes
vivaient une vie d'apparence silencieuse,  mais quelquefois lourde aussi  de
drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que  peut-Ëtre... Son propre mal
lui  enseignait  beaucoup  de  choses:   "Cela  ouvre  certaines  fenËtres",
pensait-il.
     Puis, vers  onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la
direction  du  bureau.  Il divisait  lentement,  des Êpaules, la  foule  qui
stagnait devant la bouche  des cinÊmas. Il leva les yeux  vers les  Êtoiles,
qui  luisaient  sur  la  route Êtroite,  presque  effacÊes par  les affiches
lumineuses,  et pensa:  "Ce  soir  avec mes deux courriers  en  vol, je suis
responsable d'un ciel entier. Cette Êtoile est un signe, qui me cherche dans
cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu Êtranger, un
peu solitaire."
     Une  phrase  musicale  lui revint:  quelques  notes  d'une sonate qu'il
Êcoutait  hier  avec des amis. Ses amis  n'avaient pas compris: "Cet  art-lÁ
nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas."
     "Peut-Ëtre...", avait-il rÊpondu.
     Il s'Êtait,  comme  ce soir,  senti  solitaire,  mais bien  vite  avait
dÊcouvert  la richesse d'une telle  solitude.  Le  message de cette  musique
venait Á lui, Á lui seul parmi  les mÊdiocres, avec la douceur  d'un secret.
Ainsi le signe de l'Êtoile. On  lui  parlait,  par-dessus tant d'Êpaules, un
langage qu'il entendait seul.
     Sur le trottoir on le  bousculait; il pensa encore:  "Je ne me f×cherai
pas. Je suis semblable au pÉre d'un enfant  malade, qui marche dans la foule
Á petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison."
     II leva  les  yeux  sur les  hommes.  Il cherchait  Á reconnaÏtre  ceux
d'entre eux qui promenaient Á petits pas leur invention ou leur amour, et il
songeait Á l'isolement des gardiens de phares.


     Le  silence des bureaux lui plut.  Il  les  traversait  lentement, l'un
aprÉs l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines Á Êcrire dormaient sous
les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires Êtaient fermÊes.
Dix annÊes  d'expÊrience et de travail.  L'idÊe lui vint qu'il  visitait les
caves d'une banque; lÁ oÝ pÉsent les richesses. Il pensait que chacun de ces
registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante
mais endormie, comme l'or des banques.
     Quelque part il rencontrerait l'unique  secrÊtaire de veille. Un  homme
travaillait quelque part pour que la vie soit  continue, pour que la volontÊ
soit continue, et  ainsi, d'escale en escale, pour que jamais de  Toulouse Á
Buenos Aires, ne se rompe la chaÏne.
     "Cet homme-lÁ ne sait pas sa grandeur."
     Les courriers quelque part luttaient. Le  vol de nuit  durait comme une
maladie: il  fallait veiller. Il fallait assister ces  hommes qui, des mains
et  des genoux, poitrine contre  poitrine, affrontaient  l'ombre, et qui  ne
connaissaient  plus, ne connaissaient plus rien  que des  choses  mouvantes,
invisibles, dont  il fallait, Á la force des  bras  aveugles, se tirer comme
d'une mer. Quels aveux  terribles quelquefois: "J'ai ÊclairÊ  mes mains pour
les  voir..."  Velours  des  mains  rÊvÊlÊ  seul  dans  ce   bain  rouge  de
photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver.
     RiviÉre  poussa la porte du bureau de l'exploitation.  Une  seule lampe
allumÊe  crÊait  dans  un angle une  plage claire. Le  cliquetis d'une seule
machine Á Êcrire donnait un sens Á ce silence,  sans le combler. La sonnerie
du  tÊlÊphone tremblait parfois;  alors le secrÊtaire de garde se levait, et
marchait  vers cet appel rÊpÊtÊ,  obstinÊ, triste.  Le secrÊtaire  de  garde
dÊcrochait  l'Êcouteur  et  l'angoisse invisible  se  calmait:  c'Êtait  une
conversation trÉs douce  dans un  coin d'ombre.  Puis,  impassible,  l'homme
revenait Á son bureau, le visage fermÊ par la solitude et le sommeil, sur un
secret indÊchiffrable. Quelle menace apporte  un appel, qui vient de la nuit
du  dehors,  lorsque  deux  courriers  sont  en  vol?  RiviÉre  pensait  aux
tÊlÊgrammes qui  touchent les  familles  sous  les lampes  du soir,  puis au
malheur  qui, pendant des secondes presque Êternelles, reste  un secret dans
le visage du pÉre. Onde d'abord sans force, si loin  du cri jetÊ,  si calme.
Et, chaque fois, il entendait son  faible Êcho dans cette sonnerie discrÉte.
Et, chaque fois,  les mouvements  de l'homme,  que la solitude faisait  lent
comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un
plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.
     -- Restez. J'y vais.
     RiviÉre dÊcrocha l'Êcouteur, reÚut le bourdonnement du monde.
     -- Ici, RiviÉre.
     Un faible tumulte, puis une voix:
     -- Je vous passe le poste radio.
     Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le  standard, puis une  autre
voix:
     -- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les tÊlÊgrammes.
     RiviÉre les notait et hochait la tËte:
     -- Bien... Bien...
     Rien  d'important.  Des messages  rÊguliers de service. Rio de  Janeiro
demandait  un  renseignement,  Montevideo parlait  du temps,  et  Mendoza de
matÊriel. C'Êtaient les bruits familiers de la maison.
     -- Et les courriers?
     -- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions.
     -- Bien.
     RiviÉre songea que la nuit ici  Êtait pure, les Êtoiles luisantes, mais
les radiotÊlÊgraphistes dÊcouvraient en elle le souffle de lointains orages.
     -- A tout Á l'heure.
     RiviÉre se levait, le secrÊtaire l'aborda:
     -- Les notes de service, pour la signature, Monsieur...
     -- Bien...
     RiviÉre se dÊcouvrait une grande amitiÊ pour cet  homme,  que chargeait
aussi le poids de  la nuit. "Un camarade de combat, pensait  RiviÉre.  Il ne
saura sans doute jamais combien cette veille nous unit."





     Comme, une  liasse de papiers dans  les mains, il rejoignait son bureau
personnel,  RiviÉre ressentit cette  vive douleur au cÆtÊ droit  qui, depuis
quelques semaines, le tourmentait.
     "úa ne va pas..."
     II s'appuya une seconde contre le mur:
     "C'est ridicule."
     Puis il atteignit son fauteuil.
     Il se  sentit,  une fois de plus, ligotÊ  comme  un vieux lion, et  une
grande tristesse l'envahit.
     "Tant de travail pour aboutir  Á  Úa! J'ai cinquante ans; cinquante ans
j'ai rempli  ma  vie, je me suis formÊ, j'ai luttÊ, j'ai changÊ le cours des
ÊvÊnements et voilÁ maintenant ce qui m'occupe  et me  remplit,  et passe le
monde en importance... C'est ridicule."
     II  attendit, essuya  un  peu  de  sueur,  et,  quand  il fut  dÊlivrÊ,
travailla.
     Il compulsait lentement les notes.
     "Nous avons constatÊ  Á Buenos Aires, au cours du dÊmontage  du  moteur
301... nous infligerons une sanction grave au responsable."
     II signa.
     "Nous dÊplacerons par mesure disciplinaire le chef d'aÊroplace  Richard
qui..."
     II signa.
     Puis comme cette  douleur au cÆtÊ, engourdie, mais  prÊsente  en lui et
nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait Á penser Á soi, il fut
presque amer.
     "Suis-je  juste  ou  injuste?  Je l'ignore.  Si  je  frappe, les pannes
diminuent. Le responsable, ce  n'est pas l'homme, c'est comme une  puissance
obscure que l'on ne touche jamais, si l'on  ne touche pas tout le monde.  Si
j'Êtais trÉs juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort."
     II lui vint  une  certaine lassitude d'avoir  tracÊ  si durement  cette
route. Il pensa que la pitiÊ est  bonne. Il feuilletait toujours les  notes,
absorbÊ dans son rËve.
     "...quant  Á Roblet, Á partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie  de
notre personnel."
     II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir:
     -- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple.
     -- Mais Monsieur...  mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc!
et j'ai travaillÊ toute ma vie!
     -- Il faut un exemple.
     -- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur!
     Alors ce portefeuille usÊ et cette vieille feuille de journal oÝ Roblet
jeune pose debout prÉs d'un avion.
     RiviÉre voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire naÐve.
     -- úa date  de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici,
du premier  avion d'Argentine!  L'aviation depuis 1910... Monsieur, Úa  fait
vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme
ils vont rire Á l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire!
     -- úa, Úa m'est Êgal.
     -- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants!
     -- Je vous ai dit: je vous offre une place de man?uvre.
     --  Ma  dignitÊ,  Monsieur,  ma  dignitÊ!  Voyons, Monsieur. vingt  ans
d'aviation, un vieil ouvrier comme moi...
     -- De man?uvre.
     -- Je refuse. Monsieur, je refuse!
     Et les  vieilles  mains tremblaient, et RiviÉre dÊtournait  les yeux de
cette peau frippÊe, Êpaisse et belle.
     -- De man?uvre.
     -- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore...
     -- Vous pouvez vous retirer.
     RiviÉre pensa: "Ce n'est pas lui que  j'ai congÊdiÊ ainsi, brutalement,
c'est  le mal dont il n'Êtait pas responsable, peut-Ëtre,  mais  qui passait
par lui."
     "Parce que  les ÊvÊnements, on  les commande, pensait  RiviÉre, et  ils
obÊissent, et on crÊe. Et les hommes sont de pauvres choses, et  on les crÊe
aussi. Ou bien on les Êcarte lorsque le mal passe par eux."
     "Je vais  vous dire encore..."  Que voulait-il  dire, ce pauvre  vieux?
Qu'on lui arrachait ses  vieilles joies? Qu'il aimait le son  des outils sur
l'acier  des avions, qu'on  privait  sa vie  d'une grande poÊsie, et puis...
qu'il faut vivre?
     "Je  suis  trÉs  las",  pensait  RiviÉre.  La  fiÉvre montait  en  lui,
caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien  le  visage de
ce vieux compagnon..." Et RiviÉre revoyait ces mains. Il pensait Á ce faible
mouvement qu'elles Êbaucheraient pour  se joindre. Il suffirait de dire: "úa
va. úa va, Restez." RiviÉre rËvait au ruissellement de  joie qui descendrait
dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient,  qu'allaient dire,  non
ce  visage, mais ces vieilles mains  d'ouvrier, lui parut  la chose  la plus
belle du monde.  "Je vais  dÊchirer cette note?" Et  la famille du vieux, et
cette rentrÊe le soir, et ce modeste orgueil:
     "Alors, on te garde?
     -- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le  montage  du premier  avion
d'Argentine!"
     Et  les  jeunes  qui  ne  riraient  plus,  ce  prestige  reconquis  par
l'ancien...
     "Je dÊchire?"
     Le tÊlÊphone sonnait, RiviÉre le dÊcrocha.
     Un temps long, puis cette rÊsonance, cette profondeur qu'apportaient le
vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla:
     -- Ici le terrain. Qui est lÁ?
     -- RiviÉre.
     -- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.
     -- Bien.
     -- Enfin, tout est prËt, mais nous avons dÙ, en derniÉre heure, refaire
le circuit Êlectrique, les connexions Êtaient dÊfectueuses.
     -- Bien. Qui a montÊ le circuit?
     --  Nous  vÊrifierons.   Si  vous  le  permettez,  nous  prendrons  des
sanctions: une panne de lumiÉre de bord, Úa peut Ëtre grave!
     -- Bien sÙr.
     RiviÉre pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le  rencontre,
oÝ qu'il soit, il  y a des pannes de lumiÉre: c'est un crime  de  le manquer
quand par hasard il dÊcouvre ses instruments: Roblet partira."
     Le secrÊtaire, qui n'a rien vu, tape toujours.
     -- C'est?
     -- La comptabilitÊ de quinzaine.
     -- Pourquoi pas prËte?
     -- Je...
     -- On verra Úa.
     "C'est curieux comme les ÊvÊnements prennent le dessus, comme se rÊvÉle
une grande force obscure, la mËme qui soulÉve les forËts vierges, qui croÏt,
qui force, qui sourd de partout autour des grandes  ?uvres." RiviÉre pensait
Á ces temples que de petites lianes font crouler.
     "Une grande ?uvre..."
     II pensa encore pour se rassurer:  "Tous ces  hommes, je les aime, mais
ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..."
     Son c?ur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
     "Je ne sais pas si ce que j'ai fait est  bon. Je ne sais  pas  l'exacte
valeur de  la vie  humaine, ni de la justice,  ni du chagrin. Je ne sais pas
exactement ce que vaut  la joie  d'un homme. Ni une main qui  tremble. Ni la
pitiÊ, ni la douceur..."
     II rËva:
     "La vie  se  contredit  tant, on  se dÊbrouille  comme on peut  avec la
vie... Mais durer, mais crÊer, Êchanger son corps pÊrissable..."
     RiviÉre rÊflÊchit, puis sonna.
     -- TÊlÊphonez  au pilote  du courrier  d'Europe.  Qu'il  vienne me voir
avant de partir.
     Il pensait:
     "II ne faut pas que  ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si  je ne
secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquiÊtera."





     La femme du pilote, rÊveillÊe  par le  tÊlÊphone, regarda  son mari  et
pensa:
     -- Je le laisse dormir encore un peu.
     Elle admirait cette poitrine nue, bien carÊnÊe, elle  pensait Á un beau
navire.
     Il reposait dans  ce lit calme, comme  dans un port, et, pour  que rien
n'agit×t  son  sommeil,  elle effaÚait du  doigt ce pli, cette  ombre, cette
houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.
     Elle se leva, ouvrit la fenËtre, et reÚut le vent dans le visage. Cette
chambre  dominait  Buenos  Aires.  Une  maison  voisine,  oÝ  l'on  dansait,
rÊpandait quelques mÊlodies, qu'apportait  le vent, car c'Êtait l'heure  des
plaisirs  et du repos. Cette ville serrait les  hommes dans ses  cent  mille
forteresses;  tout  Êtait calme et sÙr;  mais il semblait Á  cette femme que
l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait.
Il reposait encore, mais son repos Êtait le repos  redoutable  des  rÊserves
qui vont donner. Cette ville endormie ne le protÊgeait pas: ses lumiÉres lui
sembleraient  vaines, lorsqu'il se  lÉverait, jeune dieu, de leur poussiÉre.
Elle regardait ces bras solides qui,  dans une heure, porteraient le sort du
courrier d'Europe,  responsables de quelque chose  de  grand, comme du  sort
d'une ville.  Et  elle fut troublÊe.  Cet homme,  au milieu  de ces millions
d'hommes,  Êtait prÊparÊ  seul  pour  cet Êtrange sacrifice.  Elle en eut du
chagrin. Il Êchappait  aussi Á  sa douceur. Elle l'avait nourri,  veillÊ  et
caressÊ,  non pour elle-mËme,  mais  pour  cette nuit qui allait le prendre.
Pour des luttes, pour  des angoisses,  pour  des  victoires,  dont  elle  ne
connaÏtrait  rien.  Ces  mains tendres  n'Êtaient qu'apprivoisÊes,  et leurs
vrais travaux  Êtaient obscurs. Elle connaissait les sourires de  cet homme,
ses prÊcautions d'amant, mais  non, dans l'orage,  ses divines colÉres. Elle
le chargeait de  tendres liens:  de  musique, d'amour,  de fleurs;  mais,  Á
l'heure  de  chaque  dÊpart,  ces  liens,  sans  qu'il  en  parÙt  souffrir,
tombaient.
     Il ouvrit les yeux.
     -- Quelle heure est-il?
     -- Minuit.
     -- Quel temps fait-il?
     -- Je ne sais pas...
     Il se leva. Il marchait lentement vers la fenËtre en s'Êtirant.
     -- Je n'aurai pas trÉs froid. Quelle est la direction du vent?
     -- Comment veux-tu que je sache...
     Il se pencha:
     -- Sud. C'est trÉs bien. úa tient au moins jusqu'au BrÊsil.
     Il remarqua la lune et se connut riche.  Puis ses yeux descendirent sur
la ville.
     Il ne  la  jugea  ni douce,  ni lumineuse, ni  chaude. Il  voyait  dÊjÁ
s'Êcouler le sable vain de ses lumiÉres.
     -- A quoi penses-tu?
     Il pensait Á la brume possible du cÆtÊ de Porto AllÉgre.
     --  J'ai ma tactique. Je  sais  par oÝ  faire  le  tour. Il s'inclinait
toujours. Il  respirait profondÊment, comme avant de  se jeter,  nu, dans la
mer.
     -- Tu n'es mËme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?
     Huit, dix jours. Il ne savait  pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines,
ces villes,  ces  montagnes...  Il  partait  libre, lui semblait-il, Á  leur
conquËte. Il pensait aussi qu'avant une heure il possÊderait  et rejetterait
Buenos Aires.
     Il sourit:
     --  Cette ville...  j'en serai si vite loin.  C'est  beau de partir  la
nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard
on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.
     Elle pensait Á tout ce qu'il faut rejeter pour conquÊrir.
     -- Tu n'aimes pas ta maison?
     -- J'aime ma maison...
     Mais  dÊjÁ  sa femme le savait en  marche. Ces  larges Êpaules pesaient
dÊjÁ contre le ciel.
     Elle le lui montra.
     -- Tu as beau temps, ta route est pavÊe d'Êtoiles. II rit:
     -- Oui.
     Elle posa la main sur cette Êpaule et s'Êmut de la sentir tiÉde:  cette
chair Êtait donc menacÊe?...
     -- Tu es trÉs fort, mais sois prudent!
     -- Prudent, bien sÙr...
     Il rit encore.
     Il s'habillait. Pour  cette fËte, il  choisissait les Êtoffes les  plus
rudes, les cuirs les plus  lourds, il s'habillait comme un paysan.  Plus  il
devenait lourd,  plus elle l'admirait.  Elle-mËme bouclait  cette  ceinture,
tirait ces bottes.
     -- Ces bottes me gËnent.
     -- VoilÁ les autres.
     --  Cherche-moi  un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait.
Elle rÊparait  elle-mËme le dernier dÊfaut  dans  l'armure:  tout s'ajustait
bien.
     -- Tu es trÉs beau.
     Elle l'aperÚut qui se peignait soigneusement.
     -- C'est pour les Êtoiles?
     -- C'est pour ne pas me sentir vieux.
     -- Je suis jalouse...
     Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vËtements.
Puis il  la souleva Á bras tendus, comme on  soulÉve une  petite  fille, et,
riant toujours, la coucha:
     -- Dors!
     Et fermant la  porte  derriÉre lui,  il fit  dans la rue, au milieu  de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquËte.
     Elle restait lÁ. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces  livres, cette
douceur, qui n'Êtaient pour lui qu'un fond de mer.





     RiviÉre le reÚoit:
     --  Vous  m'avez fait une blague, Á votre dernier courrier. Vous m'avez
fait  demi-tour quand les mÊtÊos Êtaient bonnes:  vous pouviez  passer. Vous
avez eu peur?
     Le pilote surpris se tait. Il frotte  l'une contre l'autre,  lentement,
ses mains. Puis il redresse la tËte, et regarde RiviÉre bien en face:
     -- Oui.


     RiviÉre  a pitiÊ, au fond de lui-mËme,  de ce garÚon si courageux qui a
eu peur. Le pilote tente de s'excuser.
     --  Je ne  voyais plus rien.  Bien  sÙr,  plus  loin... peut-Ëtre... la
T.S.F, disait... Mais ma  lampe de  bord a  faibli, et je ne voyais plus mes
mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je
n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un  grand trou dont il Êtait difficile
de remonter. Alors mon moteur s'est mis Á vibrer...
     -- Non.
     -- Non?
     -- Non.  Nous  l'avons examinÊ depuis.  Il est parfait.  Mais  on croit
toujours qu'un moteur vibre quand on a peur.
     -- Qui  n'aurait  pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand  j'ai
voulu prendre  de  l'altitude, j'ai rencontrÊ de  forts  remous. Vous  savez
quand on  ne  voit rien... les remous... Au  lieu de monter, j'ai perdu cent
mÉtres. Je ne voyais mËme plus le gyroscope, mËme plus les manomÉtres. Il me
semblait que mon moteur baissait de rÊgime, qu'il chauffait, que la pression
d'huile tombait... Tout Úa dans l'ombre, comme  une maladie.  J'ai ÊtÊ  bien
content de revoir une ville ÊclairÊe.
     -- Vous avez trop d'imagination. Allez.
     Et le pilote sort.
     RiviÉre s'enfonce dans son fauteuil et  passe la main  dans ses cheveux
gris.
     "C'est  le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a  rÊussi  ce soir-lÁ
est trÉs beau, mais je le sauve de la peur..."
     Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait:
     "Pour se faire aimer,  il suffit de plaindre.  Je ne plains guÉre ou je
le cache. J'aimerais bien pourtant  m'entourer de  l'amitiÊ et de la douceur
humaines. Un  mÊdecin,  dans son mÊtier, les rencontre.  Mais  ce  sont  les
ÊvÊnements  que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent.
Comme  je la sens bien  cette loi obscure,  le soir, dans mon bureau, devant
les  feuilles de route. Si je me laisse  aller, si  je laisse les ÊvÊnements
bien rÊglÊs suivre  leur  cours,  alors, mystÊrieux, naissent les incidents.
Comme  si ma  volontÊ seule empËchait  l'avion de se  rompre  en vol,  ou la
tempËte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de  mon
pouvoir."
     II rÊflÊchit encore:
     "C'est peut-Ëtre clair. Ainsi la lutte perpÊtuelle du jardinier  sur sa
pelouse.  Le poids de sa simple main repousse dans la terre,  qui la prÊpare
Êternellement, la forËt primitive."
     II pense au pilote:
     "Je le sauve de  la peur. Ce n'est pas lui  que  j'attaquais,  c'est, Á
travers  lui, cette rÊsistance qui paralyse les  hommes devant l'inconnu. Si
je  l'Êcoute,  si je le plains, si  je prends  au sÊrieux  son aventure,  il
croira revenir d'un  pays de mystÉre,  et c'est  du  mystÉre seul que l'on a
peur. Il  faut qu'il n'y ait plus de mystÉre. Il  faut que des hommes soient
descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien
rencontrÊ. Il faut que cet homme descende au c?ur le plus intime de la nuit,
dans son Êpaisseur, et sans mËme cette petite lampe de mineur, qui n'Êclaire
que les mains ou l'aile, mais Êcarte d'une largeur d'Êpaules l'inconnu."


     Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternitÊ liait,  au  fond
d'eux-mËmes. RiviÉre et  ses pilotes. C'Êtaient des hommes du mËme bord, qui
Êprouvaient le mËme dÊsir de  vaincre. Mais  RiviÉre se souvient des  autres
batailles qu'il a livrÊes pour la conquËte de la nuit.
     On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorÊe,
ce territoire sombre. Lancer un Êquipage, Á deux cents kilomÉtres Á l'heure,
vers  les  orages et  les  brumes  et les  obstacles matÊriels  que  la nuit
contient  sans les  montrer,  leur paraissait  une aventure  tolÊrable  pour
l'aviation militaire:  on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on
revient au mËme terrain. Mais  les services  rÊguliers Êchoueraient la nuit.
"C'est pour nous,  avait rÊpliquÊ  RiviÉre, une question de vie ou de  mort,
puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagnÊe, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires."
     RiviÉre avait ÊcoutÊ,  avec ennui,  parler  de bilans, d'assurances, et
surtout d'opinion  publique:  "L'opinion  publique,  ripostait-il...  on  la
gouverne!" II pensait:  "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque
chose qui prime  tout  cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour  vivre  et
crÊe,  pour vivre,  ses propres lois. C'est irrÊsistible." RiviÉre ne savait
pas quand  ni comment  l'aviation commerciale  aborderait les vols de  nuit,
mais il fallait prÊparer cette solution inÊvitable.
     Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il
avait ÊcoutÊ,  avec un Êtrange sentiment de force, tant  d'objections. Elles
lui semblaient  vaines, condamnÊes d'avance par  la vie.  Et  il sentait  sa
propre  force ramassÊe  en lui  comme  un poids:  "Mes  raisons  pÉsent,  je
vaincrai, pensait RiviÉre. C'est la  pente  naturelle des ÊvÊnements." Quand
on lui rÊclamait des solutions parfaites, qui Êcarteraient tous les risques:
"C'est l'expÊrience qui dÊgagera les lois, rÊpondait-il, la connaissance des
lois ne prÊcÉde jamais l'expÊrience."
     AprÉs  une longue  annÊe  de  lutte,  RiviÉre  l'avait emportÊ. Les uns
disaient: "Á cause  de sa foi", les autres: "Á cause de  sa  tÊnacitÊ, de sa
puissance d'ours en marche",  mais, selon lui, plus simplement,  parce qu'il
pesait dans la bonne direction.
     Mais quelles prÊcautions au dÊbut! Les avions ne partaient qu'une heure
avant le jour,  n'atterrissaient  qu'une  heure aprÉs le coucher  du soleil.
Quand RiviÉre se jugea plus sÙr de son  expÊrience, alors seulement  il  osa
pousser  les  courriers  dans les  profondeurs  de la  nuit.  A peine suivi,
presque dÊsavouÊ, il menait maintenant une lutte solitaire.


     RiviÉre sonne pour connaÏtre les derniers messages des avions en vol.





     Cependant,  le  courrier  de  Patagonie  abordait  l'orage,  et  Fabien
renonÚait Á le contourner. Il l'estimait trop Êtendu, car la ligne d'Êclairs
s'enfonÚait vers l'intÊrieur du pays et rÊvÊlait des  forteresses de nuages.
Il  tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se prÊsentait mal,  se
rÊsoudrait au demi-tour.
     Il  lut son  altitude:  mille sept cents mÉtres. Il pesa des paumes sur
les commandes pour commencer Á la  rÊduire. Le  moteur  vibra trÉs  fort  et
l'avion trembla. Fabien corrigea, au jugÊ, l'angle de descente, puis, sur la
carte, vÊrifia la hauteur des collines: cinq cents mÉtres. Pour se conserver
une marge, il naviguerait vers sept cents.
     Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune.
     Un remous fit plonger l'avion,  qui trembla plus fort. Fabien se sentit
menacÊ  par  d'invisibles Êboulements.  Il  rËva qu'il faisait demi-tour  et
retrouvait cent mille Êtoiles, mais il ne vira pas d'un degrÊ.
     Fabien  calculait  ses  chances:  il   s'agissait  d'un  orage   local,
probablement,  puisque Trelew,  la prochaine escale, signalait un ciel trois
quarts couvert.  Il s'agissait de vivre  vingt minutes Á peine dans ce bÊton
noir. Et pourtant le pilote s'inquiÊtait. PenchÊ Á gauche contre la masse du
vent, il essayait d'interprÊter les lueurs confuses qui, par  les nuits  les
plus Êpaisses,  circulent  encore. Mais  ce n'Êtait mËme plus des  lueurs. A
peine  des  changements  de densitÊ,  dans  l'Êpaisseur  des ombres, ou  une
fatigue des yeux.
     Il dÊplia un papier du radio:
     "OÝ sommes-nous?"
     Fabien eÙt  donnÊ cher  pour le savoir. Il  rÊpondit: "Je  ne sais pas.
Nous traversons, Á la boussole, un orage."
     II se  pencha  encore.  Il  Êtait gËnÊ par la  flamme de l'Êchappement,
accrochÊe au moteur comme un bouquet de  feu,  si p×le que  le clair de lune
l'eÙt Êteinte, mais qui, dans  ce nÊant, absorbait le monde  visible. Il  la
regarda. Elle Êtait tressÊe drue par le vent comme la flamme d'une torche.


     Chaque trente secondes, pour vÊrifier le gyroscope et le compas, Fabien
plongeait sa  tËte  dans la carlingue.  Il n'osait  plus allumer les faibles
lampes rouges, qui l'Êblouissaient pour longtemps, mais tous les instruments
aux chiffres  de  radium versaient  une clartÊ p×le  d'astres. LÁ, au milieu
d'aiguilles  et  de chiffres,  le pilote Êprouvait  une  sÊcuritÊ trompeuse:
celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce
qu'elle portait de rocs, d'Êpaves, de collines, coulait aussi contre l'avion
avec la mËme Êtonnante fatalitÊ.
     "OÝ  sommes-nous?"  lui  rÊpÊtait   l'opÊrateur.  Fabien  Êmergeait  de
nouveau, et reprenait, appuyÊ Á gauche, sa  veille  terrible.  Il  ne savait
plus  combien  de temps, combien d'efforts  le  dÊlivreraient  de ses  liens
sombres. Il doutait presque d'en  Ëtre jamais  dÊlivrÊ, car il jouait sa vie
sur ce petit papier, sale et chiffonnÊ, qu'il avait dÊpliÊ et lu mille fois,
pour  bien nourrir  son espÊrance: "Trelew: ciel  trois quarts couvert, vent
Ouest  faible." Si  Trelew  Êtait trois quarts couvert,  on apercevrait  ses
lumiÉres dans la dÊchirure des nuages. A moins que...
     La  p×le clartÊ  promise plus loin l'engageait Á poursuivre;  pourtant,
comme il  doutait, il  griffonna  pour  le  radio: "J'ignore  si  je pourrai
passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arriÉre."
     La rÊponse le consterna:
     "Commodore signale:  Retour ici  impossible. TempËte." II  commenÚait Á
deviner l'offensive  insolite qui, de  la CordillÉre des Andes, se rabattait
vers  la mer. Avant  qu'il eÙt  pu les  atteindre, le  cyclone raflerait les
villes.


     "Demandez le temps de San Antonio.
     -- San  Antonio a rÊpondu:  "Vent Ouest  se lÉve et tempËte  Á l'Ouest.
Ciel  quatre quarts  couvert."  San  Antonio  entend  trÉs mal  Á cause  des
parasites. J'entends mal  aussi. Je  crois  Ëtre obligÊ de  remonter bientÆt
l'antenne  Á cause des  dÊcharges.  Ferez-vous  demi-tour?  Quels  sont  vos
projets?
     -- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca."


     "Bahia Blanca a  rÊpondu: "prÊvoyons avant  vingt minutes violent orage
Ouest sur Bahia Blanca."
     -- Demandez le temps de Trelew.
     -- Trelew a rÊpondu: "Ouragan trente mÉtres seconde Ouest et rafales de
pluie."
     --  Communiquez  Á  Buenos  Aires: "Sommes bouchÊs  de  tous les cÆtÊs,
tempËte  se  dÊveloppe sur  mille  kilomÉtres,  ne  voyons  plus  rien.  Que
devons-nous faire?"
     Pour le pilote, cette nuit Êtait  sans rivage puisqu'elle ne conduisait
ni  vers  un  port (ils  semblaient  tous  inaccessibles),  ni vers  l'aube:
l'essence manquerait  dans une  heure quarante. Puisque  l'on serait obligÊ,
tÆt ou tard, de couler en aveugle, dans cette Êpaisseur.
     S'il avait pu gagner le jour...
     Fabien  pensait Á  l'aube  comme Á une plage de  sable  dorÊ oÝ l'on se
serait ÊchouÊ aprÉs cette nuit dure. Sous l'avion menacÊ serait nÊ le rivage
des plaines. La terre  tranquille  aurait portÊ  ses fermes endormies et ses
troupeaux et  ses  collines. Toutes les Êpaves  qui roulaient  dans  l'ombre
seraient devenues innoffensives. S'il  pouvait,  comme il  nagerait vers  le
jour!
     Il pensa qu'il Êtait cernÊ. Tout se rÊsoudrait, bien ou mal, dans cette
Êpaisseur.
     C'est vrai.  Il  a  cru quelquefois, quand montait le  jour,  entrer en
convalescence.
     Mais Á  quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oÝ  vivait le soleil:  il  y
avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas.





     -- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers  deux heures.
Nous prÊvoyons par contre un retard  important du courrier de  Patagonie qui
paraÏt en difficultÊ.
     -- Bien, Monsieur RiviÉre.
     -- Il  est possible que nous  ne l'attendions  pas pour faire  dÊcoller
l'avion  d'Europe:  dÉs  l'arrivÊe  d'Asuncion,  vous  nous  demanderez  des
instructions. Tenez-vous prËt.
     RiviÉre  relisait maintenant les tÊlÊgrammes de protection  des escales
Nord. Ils  ouvraient au  courrier  d'Europe  une  route de lune: "Ciel  pur,
pleine  lune, vent nul." Les  montagnes  du BrÊsil,  bien  dÊcoupÊes  sur le
rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous  d'argent de la mer,
leur chevelure serrÊe de forËts noires.  Ces forËts sur lesquelles pleuvent,
inlassablement, sans les colorer, les  rayons de lune. Et noires aussi comme
des  Êpaves,  en  mer,  les  Ïles.  Et  cette  lune,  sur  toute  la  route,
inÊpuisable: une fontaine de lumiÉre.
     Si  RiviÉre  ordonnait  le  dÊpart,  l'Êquipage  du  courrier  d'Europe
entrerait  dans un monde stable qui, pour toute la nuit,  luisait doucement.
Un monde oÝ rien  ne menaÚait l'Êquilibre des masses d'ombres et de lumiÉre.
OÝ  ne s'infiltrait  mËme  pas  la  caresse  de  ces  vents purs, qui, s'ils
fraÏchissent, peuvent g×ter en quelques heures un ciel entier.
     Mais RiviÉre hÊsitait, en face de  ce rayonnement, comme un prospecteur
en face de  champs d'or interdits.  Les ÊvÊnements,  dans le  Sud, donnaient
tort Á RiviÉre, seul dÊfenseur des  vols de nuit. Ses adversaires tireraient
d'un dÊsastre en Patagonie  une position morale si forte, que  peut-Ëtre  la
foi  de RiviÉre resterait  dÊsormais  impuissante; car  la  foi  de  RiviÉre
n'Êtait pas ÊbranlÊe: une fissure dans son ?uvre avait permis le drame, mais
le drame  montrait la  fissure, il ne prouvait rien  d'autre. "Peut-Ëtre des
postes d'observation sont-ils  nÊcessaires  Á  l'Ouest...  On verra Úa."  II
pensait encore: "J'ai les mËmes raisons solides d'insister, et une  cause de
moins d'accident possible:  celle qui s'est  montrÊe." Les Êchecs fortifient
les forts. Malheureusement,  contre les hommes  on joue un jeu, oÝ compte si
peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on
marque des points misÊrables. Et l'on se  trouve ligotÊ par une apparence de
dÊfaite.
     RiviÉre sonna.


     -- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.?
     -- Non.
     --Appelez-moi l'escale au tÊlÊphone.
     Cinq minutes plus tard, il s'informait:
     -- Pourquoi ne nous passez-vous rien?
     -- Nous n'entendons pas le courrier.
     -- Il se tait?
     --  Nous  ne  savons  pas.  Trop  d'orages.  MËme  s'il manipulait nous
n'entendrions pas.
     -- Trelew entend-il?
     -- Nous n'entendons pas Trelew.
     -- TÊlÊphonez.
     -- Nous avons essayÊ: la ligne est coupÊe.
     -- Quel temps chez vous?
     -- MenaÚant. Des Êclairs Á l'Ouest et au Sud. TrÉs lourd.
     -- Du vent?
     --  Faible encore, mais  pour  dix  minutes. Les Êclairs se rapprochent
vite.
     Un silence.
     -- Bahia Blanca? Vous Êcoutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes.
     Et   RiviÉre  feuilleta  les   tÊlÊgrammes  des  escales  Sud.   Toutes
signalaient le mËme silence de  l'avion. Quelques-unes ne rÊpondaient plus Á
Buenos  Aires,  et,  sur  la carte,  s'agrandissait  la  tache des provinces
muettes,  oÝ  les petites  villes subissaient dÊjÁ le cyclone, toutes portes
closes, et chaque  maison  de leurs rues sans  lumiÉre  aussi  retranchÊe du
monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les dÊlivrerait.
     Pourtant RiviÉre, inclinÊ  sur la carte,  conservait encore l'espoir de
dÊcouvrir  un refuge de  ciel pur,  car il avait  demandÊ, par  tÊlÊgrammes,
l'Êtat  du ciel Á la  police de  plus de trente villes  de province,  et les
rÊponses  commenÚaient Á lui parvenir. Sur deux mille kilomÉtres les  postes
radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir
dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire
transmettre Á Fabien, la position du refuge.
     Les secrÊtaires, convoquÊs  pour une  heure du  matin, avaient  regagnÊ
leurs bureaux.  Ils  apprenaient  lÁ, mystÊrieusement,  que,  peut-Ëtre,  on
suspendrait  les vols de  nuit,  et que  le courrier  d'Europe  lui-mËme  ne
dÊcollerait  plus qu'au  jour.  Ils parlaient  Á voix basse  de  Fabien,  du
cyclone, de RiviÉre surtout. Ils le devinaient lÁ, tout proche, ÊcrasÊ peu Á
peu par ce dÊmenti naturel.
     Mais  toutes  les  voix  s'Êteignirent:  RiviÉre,  Á sa  porte,  venait
d'apparaÏtre, serrÊ  dans son manteau,  le  chapeau toujours sur  les  yeux,
Êternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau:
     -- Il est une heure dix, les  papiers du courrier d'Europe sont-ils  en
rÉgle?
     -- Je... j'ai cru...
     -- Vous n'avez pas Á croire, mais Á exÊcuter.
     II  fit  demi-tour, lentement, vers  une  fenËtre  ouverte,  les  mains
croisÊes derriÉre le dos.
     Un secrÊtaire le rejoignit:
     -- Monsieur le  Directeur,  nous  obtiendrons peu  de rÊponses. On nous
signale que,  dans l'intÊrieur,  beaucoup de lignes tÊlÊgraphiques sont dÊjÁ
dÊtruites...
     -- Bien.
     RiviÉre, immobile, regardait la nuit.


     Ainsi,  chaque message menaÚait le courrier. Chaque  ville, quand  elle
pouvait  rÊpondre, avant  la destruction des  lignes, signalait la marche du
cyclone,  comme  celle  d'une  invasion.  "úa  vient de  l'intÊrieur, de  la
CordillÉre. úa balaie toute la route, vers la mer..."
     RiviÉre jugeait  les Êtoiles trop  luisantes, l'air trop humide. Quelle
nuit  Êtrange! Elle se  g×tait brusquement par plaques, comme  la chair d'un
fruit lumineux. Les Êtoiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires,
mais  ce n'Êtait lÁ qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors
du rayon d'action de l'Êquipage. Nuit menaÚante  qu'un vent mauvais touchait
et pourrissait. Nuit difficile Á vaincre.
     Un  avion,  quelque  part,  Êtait  en  pÊril  dans ses  profondeurs: on
s'agitait, impuissant, sur le bord.





     La femme de Fabien tÊlÊphona.
     La  nuit  de  chaque retour  elle  calculait la  marche  du courrier de
Patagonie:  "II dÊcolle de Trelew..." Puis se rendormait.  Un peu plus tard:
"II doit approcher  de San Antonio, il doit voir ses lumiÉres..." Alors elle
se levait, Êcartait  les  rideaux, et jugeait  le ciel: "Tous ces nuages  le
gËnent..." Parfois la  lune se promenait comme  un berger.  Alors  la  jeune
femme se recouchait, rassurÊe par cette lune et ces Êtoiles, ces milliers de
prÊsences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne
doit plus Ëtre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait
encore, et lui prÊparait un repas,  un cafÊ bien chaud: "II  fait  si froid,
lÁ-haut..." Elle le  recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de
neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- RÊchauffe-toi quand mËme..." Vers
une heure et quart tout Êtait prËt. Alors elle tÊlÊphonait.
     Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:
     -- Fabien a-t-il atterri?
     Le secrÊtaire qui l'Êcoutait se troubla un peu:
     -- Qui parle?
     -- Simone Fabien.
     -- Ah! une minute...
     Le secrÊtaire, n'osant rien dire, passa l'Êcouteur au chef de bureau.
     -- Qui est lÁ?
     -- Simone Fabien.
     -- Ah!... que dÊsirez-vous, Madame?
     -- Mon mari a-t-il atterri?
     Il y eut un silence qui dut  paraÏtre  inexplicable,  puis on  rÊpondit
simplement:
     -- Non.
     -- Il a du retard?
     -- Oui...
     Il y eut un nouveau silence.
     -- Oui... du retard.
     -- Ah!...
     C'Êtait un "Ah!" de chair blessÊe.  Un retard ce n'est rien... ce n'est
rien... mais quand il se prolonge...
     -- Ah!... Et Á quelle heure sera-t-il ici?
     -- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.
     Elle se  heurtait maintenant  Á un mur. Elle n'obtenait que l'Êcho mËme
de ses questions.
     -- Je vous en prie, rÊpondez-moi! OÝ se trouve-t-il?...
     -- OÝ il se trouve? Attendez...
     Cette inertie  lui  faisait  mal.  Il  se passait  quelque  chose,  lÁ,
derriÉre ce mur.
     On se dÊcida:
     -- Il a dÊcollÊ de Commodoro Á dix-neuf heures trente.
     -- Et depuis?
     -- Depuis?... TrÉs retardÊ... TrÉs retardÊ par le mauvais temps...
     -- Ah! Le mauvais temps...
     Quelle injustice, quelle fourberie dans cette  lune  ÊtalÊe lÁ, oisive,
sur Buenos  Aires!  La jeune  femme  se  rappela soudain qu'il  fallait deux
heures Á peine pour se rendre de Commodoro Á Trelew.
     -- Et  il vole  depuis six heures vers  Trelew! Mais il vous envoie des
messages! Mais que dit-il?...
     --  Ce  qu'il nous  dit?  Naturellement  par  un temps  pareil...  vous
comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.
     -- Un temps pareil!
     --  Alors, c'est  convenu, Madame, nous vous tÊlÊphonons  dÉs que  nous
savons quelque chose.
     -- Ah! vous ne savez rien...
     -- Au revoir, Madame...
     -- Non! non! Je veux parler au Directeur!
     --  Monsieur   le  Directeur  est   trÉs  occupÊ,  Madame,  il  est  en
confÊrence...
     -- Ah! Úa m'est Êgal! úa m'est bien Êgal! Je veux lui parler!
     Le chef de bureau s'Êpongea:
     -- Une minute...
     Il poussa la porte de RiviÉre:
     -- C'est  Madame  Fabien qui veut  vous parler. "VoilÁ, pensa  RiviÉre,
voilÁ ce que  je craignais." Les ÊlÊments affectifs  du drame commenÚaient Á
se montrer. Il pensa d'abord les rÊcuser: les mÉres et les  femmes n'entrent
pas  dans les salles d'opÊration.  On fait taire  l'Êmotion  aussi  sur  les
navires en danger. Elle n'aide pas Á sauver les hommes. Il accepta pourtant:
     -- Branchez sur mon bureau.
     Il Êcouta cette petite  voix lointaine, tremblante, et tout de suite il
sut  qu'il ne pourrait pas lui rÊpondre. Ce serait stÊrile, infiniment, pour
tous les deux, de s'affronter.
     -- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si frÊquent, dans notre
mÊtier, d'attendre longtemps des nouvelles.
     Il Êtait parvenu  Á cette frontiÉre oÝ se pose,  non  le problÉme d'une
petite dÊtresse particuliÉre,  mais  celui-lÁ  mËme de  l'action. En face de
RiviÉre se dressait, non la femme de  Fabien, mais un autre  sens de la vie.
RiviÉre  ne  pouvait  qu'Êcouter,  que plaindre cette petite voix, ce  chant
tellement triste, mais ennemi.  Car  ni l'action, ni  le  bonheur individuel
n'admettent le partage: ils sont en  conflit. Cette femme parlait elle aussi
au  nom d'un monde  absolu et de  ses devoirs et de ses  droits. Celui d'une
clartÊ  de lampe  sur la table du soir, d'une chair qui  rÊclamait sa chair,
d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait  son bien
et elle avait  raison. Et lui  aussi,  RiviÉre,  avait raison,  mais  il  ne
pouvait  rien  opposer Á la vÊritÊ de cette femme. Il  dÊcouvrait sa  propre
vÊritÊ,  Á  la  lumiÉre  d'une  humble  lampe  domestique,  inexprimable  et
inhumaine.
     -- Madame...
     Elle  n'Êcoutait  plus. Elle Êtait retombÊe, presque  Á ses pieds,  lui
semblait-il, ayant usÊ ses faibles poings contre le mur.


     Un ingÊnieur avait  dit un jour Á RiviÉre, comme  ils se penchaient sur
un blessÊ, auprÉs d'un pont en construction:
     "Ce pont vaut-il le prix d'un visage ÊcrasÊ?" Pas un des paysans, Á qui
cette route Êtait  ouverte, n'eÙt acceptÊ, pour s'Êpargner un  dÊtour par le
pont suivant, de mutiler  ce visage effroyable.  Et pourtant l'on b×tit  des
ponts. L'ingÊnieur avait ajoutÊ: "L'intÊrËt  gÊnÊral  est formÊ des intÊrËts
particuliers: il ne justifie  rien  de  plus." -- "Et  pourtant,  lui  avait
rÊpondu plus tard RiviÉre, si la vie humaine  n'a pas de prix, nous agissons
toujours comme si quelque chose dÊpassait, en valeur, la vie humaine... Mais
quoi?"
     Et  RiviÉre,  songeant Á l'Êquipage, eut le c?ur serrÊ. L'action,  mËme
celle de  construire un pont, brise des bonheurs; RiviÉre ne pouvait plus ne
pas se demander "au nom de quoi?"
     "Ces  hommes,  pensait-il, qui  vont peut-Ëtre disparaÏtre, auraient pu
vivre heureux." II voyait des visages penchÊs dans  le  sanctuaire  d'or des
lampes  du soir. "Au nom de  quoi les en ai-je tirÊs?"  Au  nom de  quoi les
a-t-il arrachÊs  au bonheur individuel?  La  premiÉre loi  n'est-elle pas de
protÊger  ces  bonheurs-lÁ? Mais  lui-mËme les brise. Et  pourtant un  jour,
fatalement,  s'Êvanouissent, comme  des mirages,  les  sanctuaires d'or.  La
vieillesse et  la mort les dÊtruisent, plus impitoyables  que  lui-mËme.  Il
existe  peut-Ëtre  quelque  chose  d'autre  Á  sauver  et de  plus  durable;
peut-Ëtre est-ce  Á sauver  cette part-lÁ de l'homme  que RiviÉre travaille?
Sinon l'action ne se justifie pas.


     "Aimer,  aimer  seulement,   quelle  impasse!"   RiviÉre  eut  l'obscur
sentiment  d'un devoir plus grand  que celui d'aimer. Ou  bien il s'agissait
aussi d'une tendresse, mais si diffÊrente des autres. Une phrase lui revint:
"II s'agit de  les rendre Êternels..." OÝ avait-il  lu cela?  "Ce  que  vous
poursuivez  en vous-mËme meurt." II revit un temple  au dieu  du soleil  des
anciens  Incas   du  PÊrou.  Ces   pierres  droites  sur  la  montagne.  Que
resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids
de  ses  pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un  remords?  "Au nom  de
quelle  duretÊ,   ou  de  quel  Êtrange  amour,  le  conducteur  de  peuples
d'autrefois, contraignant ses foules Á tirer ce temple sur la montagne, leur
imposa-t-il donc de  dresser  leur ÊternitÊ?" RiviÉre revit encore  en songe
les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque Á
musique. "Cette sorte de bonheur, ce  harnais...", pensa-t-il. Le conducteur
de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-Ëtre pas pitiÊ  de la souffrance  de
l'homme, eut pitiÊ, immensÊment,  de sa  mort. Non de  sa mort individuelle,
mais pitiÊ de l'espÉce  qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple
dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le dÊsert.





     Ce papier pliÊ en  quatre le  sauverait peut-Ëtre: Fabien  le dÊpliait,
les dents serrÊes.
     "Impossible  de s'entendre  avec  Buenos Aires. Je  ne puis  mËme  plus
manipuler, je reÚois des Êtincelles dans les doigts."
     Fabien, irritÊ,  voulut  rÊpondre,  mais quand ses mains  l×chÉrent les
commandes pour Êcrire, une sorte de houle  puissante pÊnÊtra son  corps: les
remous le  soulevaient, dans ses cinq tonnes de mÊtal, et le basculaient. Il
y renonÚa.
     Ses mains, de nouveau, se fermÉrent sur la houle, et la rÊduisirent.
     Fabien respira  fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur  de
l'orage,  Fabien lui  casserait la figure Á  l'arrivÊe.  Il fallait, Á  tout
prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, Á  plus de quinze cents
kilomÉtres,  on pouvait leur lancer une corde dans cet abÏme. A dÊfaut d'une
tremblante  lumiÉre,  d'une  lampe  d'auberge presque inutile, mais qui  eÙt
prouvÊ la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule,
venue  d'un monde  qui dÊjÁ n'existait plus. Le  pilote Êleva et  balanÚa le
poing dans sa lumiÉre rouge,  pour faire comprendre Á  l'autre,  en arriÉre,
cette tragique vÊritÊ, mais l'autre, penchÊ sur l'espace dÊvastÊ, aux villes
ensevelies, aux lumiÉres mortes, ne la connut pas.
     Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent criÊs.
Il pensait:  "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si
l'on  me  dit  de marcher  plein Sud..." Elles  existaient quelque part  ces
terres  en  paix, douces sous leurs grandes  ombres de lune.  Ces camarades,
lÁ-bas, les  connaissaient,  instruits  comme des  savants,  penchÊs sur des
cartes,  tout-puissants, Á  l'abri  de  lampes belles comme des  fleurs. Que
savait-il,  lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, Á la
vitesse d'un Êboulement,  son torrent  noir? On ne  pouvait  abandonner deux
hommes parmi ces trombes  et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas.
On  ordonnerait Á Fabien:  "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap
au deux cent quarante. Mais il Êtait seul.
     Il  lui parut que la matiÉre  aussi  se  rÊvoltait. Le moteur, Á chaque
plongÊe,  vibrait si fort que toute  la masse de l'avion  Êtait  prise  d'un
tremblement comme  de colÉre. Fabien usait ses  forces Á dominer l'avion, la
tËte enfoncÊe  dans la carlingue,  face Á  l'horizon  gyroscopique,  car, au
dehors, il ne distinguait  plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu
dans une ombre  oÝ tout se mËlait, une ombre d'origine des  mondes. Mais les
aiguilles  des  indicateurs de position oscillaient de  plus  en  plus vite,
devenaient difficiles Á  suivre.  DÊjÁ  le pilote,  qu'elles  trompaient, se
dÊbattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu  Á peu dans cette ombre.
Il lut sa  hauteur: "Cinq cents mÉtres". C'Êtait  le niveau des collines. Il
Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses.  Il  comprenait aussi
que toutes les masses du sol, dont la moindre  l'eÙt  ÊcrasÊ,  Êtaient comme
arrachÊes  de leur support, dÊboulonnÊes, et commenÚaient Á tourner,  ivres,
autour de lui.  Et commenÚaient, autour de  lui, une sorte de danse profonde
et qui le serrait de plus en plus.
     Il  en prit son parti. Au risque d'emboutir,  il atterrirait  n'importe
oÝ.  Et,  pour  Êviter  au  moins  les collines, il  l×cha  son unique fusÊe
Êclairante.  La  fusÊe  s'enflamma,  tournoya,  illumina une plaine  et  s'y
Êteignit: c'Êtait la mer.
     Il  pensa trÉs vite: "Perdu. Quarante degrÊs de correction, j'ai dÊrivÊ
quand  mËme. C'est  un cyclone. OÝ est la terre?" Il virait plein  Ouest. Il
pensa: "Sans fusÊe maintenant, je me tue." Cela  devait arriver un  jour. Et
son camarade, lÁ, derriÉre... "II a  remontÊ  l'antenne, sÙrement."  Mais le
pilote  ne lui en  voulait  plus. Si  lui-mËme ouvrait simplement les mains,
leur vie s'en Êcoulerait aussitÆt, comme une poussiÉre vaine. Il tenait dans
ses mains le c?ur battant de son camarade et le sien.  Et soudain  ses mains
l'effrayÉrent.
     Dans  ces remous en  coups  de bÊlier, pour  amortir  les secousses  du
volant,  sinon  elles  eussent  sciÊ les  c×bles  de commandes,  il  s'Êtait
cramponnÊ Á lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici
qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les
doigts  pour en recevoir un message: il ne  sut pas s'il Êtait obÊi. Quelque
chose d'Êtranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles  et mobiles.
Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la
pensÊe atteignait ses  mains.  Et comme il percevait les secousses du volant
aux  seules douleurs des Êpaules: "II m'Êchappera. Mes mains s'ouvriront..."
Mais s'effraya de s'Ëtre permis de tels  mots, car il crut sentir ses mains,
cette fois, obÊir Á l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans
l'ombre, pour le livrer.
     Il aurait pu  lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalitÊ
extÊrieure. Mais il y a une fatalitÊ intÊrieure: vient une minute oÝ l'on se
dÊcouvre vulnÊrable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
     Et c'est Á cette minute  que luirent sur sa tËte, dans une dÊchirure de
la tempËte, comme un app×t mortel au fond d'une nasse, quelques Êtoiles.
     Il jugea bien que c'Êtait un piÉge: on voit trois Êtoiles dans un trou,
on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste lÁ Á mordre
les Êtoiles...
     Mais sa faim de lumiÉre Êtait telle qu'il monta.





     II  monta,  en   corrigeant  mieux  les  remous,   gr×ce   aux  repÉres
qu'offraient  les Êtoiles.  Leur  aimant p×le  l'attirait. Il avait peinÊ si
longtemps, Á la poursuite d'une  lumiÉre, qu'il n'aurait plus l×chÊ  la plus
confuse. Riche  d'une lueur d'auberge,  il  aurait tournÊ  jusqu'Á la  mort,
autour  de  ce  signe dont il  avait faim. Et voici  qu'il montait  vers des
champs de lumiÉre.
     Il s'Êlevait peu Á  peu, en spirale, dans le puits  qui s'Êtait ouvert,
et se refermait  au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, Á  mesure qu'il
montait,  leur boue  d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues  de
plus en plus pures et blanches. Fabien Êmergea.
     Sa  surprise fut extrËme: la  clartÊ Êtait telle qu'elle l'Êblouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux.  Il n'aurait jamais cru que  les
nuages,  la  nuit,  pussent  Êblouir.  Mais la  pleine  lune et  toutes  les
constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
     L'avion avait gagnÊ d'un seul coup,  Á la seconde mËme oÝ il Êmergeait,
un calme  qui semblait extraordinaire.  Pas une houle  ne l'inclinait. Comme
une barque  qui passe la digue, il entrait dans les eaux rÊservÊes. Il Êtait
pris  dans  une  part de ciel inconnue  et  cachÊe comme  la baie  des  Ïles
bienheureuses.  La  tempËte, au-dessous de lui, formait  un  autre  monde de
trois  mille  mÉtres d'Êpaisseur, parcouru  de  rafales, de  trombes  d'eau,
d'Êclairs, mais elle  tournait vers les astres  une  face de  cristal et  de
neige.
     Fabien  pensait  avoir  gagnÊ  des limbes  Êtranges, car tout  devenait
lumineux, ses mains, ses vËtements, ses  ailes. Car la lumiÉre ne descendait
pas des astres, mais elle se dÊgageait, au-dessous de lui, autour de lui, de
ces provisions blanches.
     Ces  nuages,  au-dessous  de  lui, renvoyaient  toute  la  neige qu'ils
recevaient  de  la lune. Ceux de droite et de gauche aussi,  hauts comme des
tours.  Il  circulait un lait de lumiÉre, dans  lequel  baignait l'Êquipage.
Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
     -- úa va mieux! criait-il.
     Mais  la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les
sourires. "Je suis tout Á fait fou, pensait Fabien, de  sourire: nous sommes
perdus."
     Pourtant,  mille  bras  obscurs l'avaient  l×chÊ. On  avait dÊnouÊ  ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi
les fleurs.
     "Trop beau", pensait  Fabien.  Il  errait parmi  des Êtoiles accumulÊes
avec la densitÊ d'un trÊsor, dans  un monde oÝ rien d'autre, absolument rien
d'autre  que lui,  Fabien,  et  son  camarade, n'Êtait vivant. Pareils Á ces
voleurs des villes fabuleuses, murÊs dans la chambre aux trÊsors dont ils ne
sauront  plus sortir. Parmi des pierreries glacÊes,  ils errent,  infiniment
riches, mais condamnÊs.





     Un des radiotÊlÊgraphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie,
fit  un  geste brusque,  et tous  ceux qui veillaient, impuissants, dans  le
poste, se ramassÉrent autour de cet homme, et se penchÉrent.
     Ils se penchaient sur un papier vierge et durement  ÊclairÊ. La main de
l'opÊrateur  hÊsitait  encore,  et  le  crayon  se  balanÚait.  La  main  de
l'opÊrateur  tenait encore les  lettres  prisonniÉres, mais dÊjÁ  les doigts
tremblaient.
     -- Orages?
     Le  radio  fit  "oui"  de la tËte.  Leur  grÊsillement  l'empËchait  de
comprendre.
     Puis  il nota  quelques signes indÊchiffrables. Puis des  mots. Puis on
put rÊtablir le texte:
     "BloquÊs Á trois mille huit  au-dessus  de la tempËte.  Naviguons plein
Ouest vers l'intÊrieur, car  Êtions dÊrivÊs en mer.  Au-dessous de nous tout
est bouchÊ. Nous  ignorons  si survolons toujours  la  mer.  Communiquez  si
tempËte s'Êtend Á l'intÊrieur."
     On  dut,  Á cause des  orages, pour transmettre ce  tÊlÊgramme Á Buenos
Aires, faire la  chaÏne de poste en poste. Le message avanÚait dans la nuit,
comme un feu qu'on allume de tour en tour.
     Buenos Aires fit rÊpondre:
     -- TempËte gÊnÊrale Á l'intÊrieur. Combien vous reste-t-il d'essence?
     -- Une demi-heure.
     Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'Á Buenos Aires.
     L'Êquipage Êtait condamnÊ Á s'enfoncer, avant  trente minutes, dans  un
cyclone qui le dresserait jusqu'au sol.





     Et RiviÉre mÊdite. Il ne conserve  plus d'espoir: cet Êquipage sombrera
quelque part dans la nuit.
     RiviÉre se  souvient  d'une  vision qui avait  frappÊ  son enfance:  on
vidait un Êtang pour trouver un corps. On ne  trouvera rien  non plus, avant
que cette masse d'ombre se soit ÊcoulÊe de sur la terre, avant que remontent
au jour ces  sables,  ces plaines, ces blÊs. De simples paysans dÊcouvriront
peut-Ëtre  deux enfants au coude pliÊ sur  le  visage, et paraissant dormir,
ÊchouÊs sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyÊs.
     RiviÉre pense  aux trÊsors ensevelis dans  les  profondeurs  de la nuit
comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour
avec toutes leurs fleurs, des fleurs  qui ne servent pas encore. La nuit est
riche, pleine de  parfums,  d'agneaux endormis  et  de fleurs qui n'ont  pas
encore de couleurs.
     Peu  Á peu monteront  vers le jour les sillons gras, les bois mouillÊs,
les "luzernes fraÏches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et
les  prairies,  et  les agneaux,  dans  la  sagesse  du monde, deux  enfants
sembleront  dormir.  Et  quelque  chose  aura coulÊ  du  monde  visible dans
l'autre.
     RiviÉre connaÏt  la femme de Fabien  inquiÉte  et  tendre:  cet amour Á
peine lui fut prËtÊ, comme un jouet Á un enfant pauvre.
     RiviÉre pense  Á  la  main  de Fabien, qui tient pour  quelques minutes
encore sa destinÊe dans les commandes. Cette main  qui a caressÊ. Cette main
qui  s'est posÊe sur  une poitrine  et y a levÊ  le tumulte, comme une  main
divine. Cette main qui s'est  posÊe sur un visage et qui a changÊ ce visage.
Cette main qui Êtait miraculeuse.
     Fabien erre sur la  splendeur d'une mer  de nuages, la nuit, mais, plus
bas, c'est l'ÊternitÊ. Il est  perdu  parmi des constellations  qu'il habite
seul.  Il tient  encore  le  monde dans les mains et  contre sa poitrine  le
balance. Il  serre  dans son volant  le  poids  de la  richesse humaine,  et
promÉne, desespÊrÊ, d'une Êtoile Á l'autre, l'inutile  trÊsor,  qu'il faudra
bien rendre...
     RiviÉre pense  qu'un poste radio l'Êcoute encore.  Seule  relie  encore
Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure.  Pas une plainte.
Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formÊ le dÊsespoir.





     Robineau le tira de sa solitude:
     --   Monsieur  le  Directeur,  j'ai  pensÊ...  on  pourrait   peut-Ëtre
essayer...
     Il  n'avait rien Á proposer, mais tÊmoignait  de  sa bonne volontÊ.  Il
aurait tant  aimÊ trouver une solution, et la cherchait  un  peu comme celle
d'un  rÊbus.  Il  trouvait toujours des  solutions  que  RiviÉre  n'Êcoutait
jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions-  II y
a  des forces en  marche: il faut les crÊer et les solutions suivent." Aussi
Robineau bornait-il son rÆle Á crÊer une force en marche dans la corporation
des mÊcaniciens. Une humble force  en  marche, qui  prÊservait de la rouille
les moyeux d'hÊlice.
     Mais  les ÊvÊnements  de cette nuit-ci trouvaient Robineau dÊsarmÊ. Son
titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les  orages, ni sur un Êquipage
fantÆme, qui vraiment ne se dÊbattait plus pour une prime d'exactitude, mais
pour Êchapper Á  une  seule  sanction,  qui annulait celles de  Robineau, la
mort.
     Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.
     La femme  de Fabien se  fit  annoncer. PoussÊe  par l'inquiÊtude,  elle
attendait,  dans  le  bureau  des  secrÊtaires,  que  RiviÉre la reÚÙt.  Les
secrÊtaires, Á  la dÊrobÊe,  levaient  les  yeux  vers son  visage. Elle  en
Êprouvait une sorte de honte  et regardait avec crainte autour  d'elle: tout
ici la  refusait. Ces hommes  qui continuaient  leur  travail,  comme  s'ils
marchaient sur un  corps,  ces  dossiers  oÝ  la vie  humaine, la souffrance
humaine ne  laissaient  qu'un  rÊsidu de chiffres durs. Elle  cherchait  des
signes  qui lui eussent  parlÊ  de Fabien.  Chez elle  tout  montrait  cette
absence: le lit entrouvert, le cafÊ  servi, un bouquet de fleurs... Elle  ne
dÊcouvrait aucun signe. Tout s'opposait Á la pitiÊ, Á l'amitiÊ, au souvenir.
La  seule phrase qu'elle entendit,  car  personne n'Êlevait la  voix  devant
elle,  fut  le  juron  d'un  employÊ,  qui  rÊclamait un  bordereau.  "...Le
bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expÊdions Á Santos." Elle leva les
yeux sur cet homme, avec une expression d'Êtonnement infini. Puis sur le mur
oÝ s'Êtalait une carte. Ses lÉvres tremblaient un peu, Á peine.
     Elle devinait,  avec gËne, qu'elle  exprimait  ici une  vÊritÊ ennemie,
regrettait  presque d'Ëtre venue, eÙt voulu  se cacher,  et se  retenait, de
peur qu'on la  remarqu×t trop,  de tousser,  de  pleurer. Elle se dÊcouvrait
insolite,  inconvenante, comme nue.  Mais sa vÊritÊ  Êtait si forte que  les
regards fugitifs remontaient, Á la dÊrobÊe, inlassablement, la lire dans son
visage.  Cette femme Êtait trÉs  belle.  Elle rÊvÊlait aux  hommes le  monde
sacrÊ du bonheur. Elle rÊvÊlait Á quelle  matiÉre auguste on touche, sans le
savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle rÊvÊlait
quelle paix, sans le savoir, on peut dÊtruire.
     RiviÉre la reÚut.
     Elle  venait plaider timidement  pour  ses  fleurs, son  cafÊ servi, sa
chair  jeune.  De  nouveau,  dans  ce  bureau plus froid encore, son  faible
tremblement  de  lÉvres  la reprit. Elle aussi dÊcouvrait sa  propre vÊritÊ,
dans cet autre monde, inexprimable.  Tout ce qui se dressait en elle d'amour
presque  sauvage, tant il Êtait fervent, de dÊvouement, lui semblait prendre
ici un visage importun, ÊgoÐste. Elle eÙt voulu fuir:
     -- Je vous dÊrange...
     -- Madame, lui  dit RiviÉre,  vous ne me dÊrangez pas. Malheureusement,
Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.
     Elle eut  un faible haussement d'Êpaules, dont RiviÉre comprit le sens:
"A  quoi  bon  cette  lampe,  ce  dÏner  servi,  ces  fleurs   que  je  vais
retrouver..."  Une jeune mÉre avait confessÊ un jour Á RiviÉre: "La mort  de
mon enfant, je ne l'ai  pas encore comprise. Ce sont les petites choses  qui
sont dures,  ses vËtements que je  retrouve,  et, si je me rÊveille la nuit,
cette  tendresse qui me monte  quand mËme au  c?ur, dÊsormais inutile, comme
mon lait..."  Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain Á
peine, dans chaque acte dÊsormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait
lentement sa maison. RiviÉre taisait une pitiÊ profonde.
     -- Madame...
     La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa
propre puissance.
     RiviÉre s'assit, un peu lourd.
     "Mais  elle  m'aide Á dÊcouvrir  ce  que je cherchais..."  II  tapotait
distraitement les tÊlÊgrammes de protection des escales Nord. Il songeait:
     "Nous ne demandons pas Á Ëtre Êternels, mais Á ne pas voir les actes et
les choses tout Á coup perdre leur sens.  Le vide qui nous entoure se montre
alors..."
     Ses regards tombÉrent sur les tÊlÊgrammes:
     "Et voilÁ par  oÝ, chez  nous,  s'introduit la mort:  ces messages  qui
n'ont plus de sens..."
     II regarda  Robineau. Ce  garÚon  mÊdiocre, maintenant inutile, n'avait
plus de sens. RiviÉre lui dit presque durement:
     -- Faut-il vous donner, moi-mËme, du travail?
     Puis RiviÉre poussa la porte  qui donnait sur la salle des secrÊtaires,
et la  disparition  de Fabien le  frappa, Êvidente, Á des  signes que Madame
Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait
dÊjÁ, au  tableau  mural,  dans  la  colonne  du  matÊriel indisponible. Les
secrÊtaires qui prÊparaient les  papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il
serait retardÊ, travaillaient mal. Du terrain on demandait par tÊlÊphone des
instructions  pour  les  Êquipes qui, maintenant,  veillaient sans but.  Les
fonctions  de vie Êtaient ralenties. "La mort, la voilÁ!" pensa RiviÉre. Son
?uvre  Êtait  semblable Á un  voilier en panne,  sans vent, sur  la mer.  Il
entendit la voix de Robineau:
     -- Monsieur le Directeur... ils Êtaient mariÊs depuis six semaines...
     -- Allez travailler.
     RiviÉre regardait toujours les secrÊtaires et, au-delÁ des secrÊtaires,
les  man?uvres, les mÊcaniciens, les  pilotes,  tous ceux qui l'avaient aidÊ
dans  son  ?uvre, avec  une foi de b×tisseurs.  Il pensa aux petites  villes
d'autrefois  qui  entendaient  parler  des  "Iles" et se  construisaient  un
navire. Pour le charger de leur espÊrance. Pour que  les hommes pussent voir
leur espÊrance ouvrir ses voiles  sur la  mer. Tous grandis, tous tirÊs hors
d'eux-mËmes, tous dÊlivrÊs par  un  navire. "Le  but peut-Ëtre  ne  justifie
rien,  mais  l'action  dÊlivre de la  mort.  Ces  hommes  duraient  par leur
navire."
     Et  RiviÉre  luttera  aussi  contre  la  mort,  lorsqu'il  rendra   aux
tÊlÊgrammes leur plein sens,  leur  inquiÊtude  aux Êquipes de veille et aux
pilotes leur but dramatique.  Lorsque la vie ranimera cette ?uvre, comme  le
vent ranime un voilier, en mer.





     Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais Á  mille kilomÉtres de lÁ,
vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message:
     "Descendons. Entrons dans les nuages..."
     Puis  ces  deux  mots  d'un  texte obscur apparurent dans  le poste  de
Trelew:
     "...rien voir..."
     Les  ondes courtes  sont  ainsi. On les capte lÁ, mais  ici on  demeure
sourd.  Puis, sans raison,  tout change.  Cet Êquipage, dont la position est
inconnue, se manifeste dÊjÁ aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et
sur les  feuilles blanches des  postes radio  ce sont dÊjÁ des fantÆmes  qui
Êcrivent.
     L'essence est-elle  ÊpuisÊe, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa
derniÉre carte: retrouver le sol sans l'emboutir?
     La voix de Buenos Aires ordonne Á Treiew: "Demandez-le-lui."


     Le poste d'Êcoute T.S.F, ressemble Á un laboratoire: nickels, cuivre et
manomÉtres,  rÊseau  de  conducteurs.  Les opÊrateurs  de veille,  en blouse
blanche, silencieux, semblent courbÊs sur une simple expÊrience.
     De leurs doigts dÊlicats ils touchent les instruments, ils explorent le
ciel magnÊtique, sourciers qui cherchent la veine d'or.
     -- On ne rÊpond pas?
     -- On ne rÊpond pas.
     Ils vont peut-Ëtre accrocher cette note  qui serait un signe de vie. Si
l'avion et ses feux de bord  remontent parmi les Êtoiles, ils vont peut-Ëtre
entendre chanter cette Êtoile...
     Les secondes  s'Êcoulent. Elles s'Êcoulent  vraiment comme  du sang. Le
vol dure-t-il encore?  Chaque  seconde emporte  une chance.  Et voilÁ que le
temps qui s'Êcoule semble  dÊtruire.  Comme, en vingt  siÉcles, il touche un
temple, fait  son  chemin  dans le granit et rÊpand le  temple en poussiÉre,
voilÁ  que des siÉcles d'usure se ramassent dans chaque  seconde et menacent
un Êquipage.
     Chaque seconde emporte quelque  chose. Cette voix de Fabien, ce rire de
Fabien, ce  sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus
lourd, qui s'Êtablit sur cet Êquipage comme le poids d'une mer.
     Alors quelqu'un remarque:
     -- Une  heure quarante. DerniÉre limite de l'essence: il est impossible
qu'ils volent encore.
     Et la paix se fait.
     Quelque chose d'amer et de fade remonte aux  lÉvres  comme aux  fins de
voyage.  Quelque  chose s'est accompli  dont on ne  sait rien, quelque chose
d'un peu  Êc?urant. Et  parmi tous ces nickels et  ces artÉres de cuivre, on
ressent la tristesse mËme qui rÉgne sur les usines ruinÊes. Tout ce matÊriel
semble pesant, inutile, dÊsaffectÊ: un poids de branches mortes.
     Il n'y a plus qu'Á attendre le jour.
     Dans  quelques  heures Êmergera au  jour  l'Argentine  entiÉre, et  ces
hommes demeurent lÁ,  comme sur  une grÉve,  en face du filet que l'on tire,
que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.


     RiviÉre,  dans son bureau,  Êprouve  cette dÊtente que seuls permettent
les grands dÊsastres,  quand la fatalitÊ dÊlivre l'homme. Il a  fait alerter
la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.
     Mais l'ordre  doit rÊgner mËme  dans la maison  des morts. RiviÉre fait
signe Á Robineau:
     --  TÊlÊgramme pour les escales  Nord: "PrÊvoyons retard  important  du
courrier  de  Patagonie.  Pour  ne  pas  retarder  trop  courrier  d'Europe,
bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant."
     II se plie un  peu en avant. Mais il fait  un effort et  se souvient de
quelque chose, c'Êtait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier:
     -- Robineau.
     -- Monsieur RiviÉre?
     --  Vous  rÊdigerez  une note.  Interdiction  aux  pilotes de  dÊpasser
dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs.
     -- Bien, monsieur RiviÉre.
     RiviÉre se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude:
     -- Allez, Robineau. Allez, mon vieux...
     Et Robineau s'effraie de cette ÊgalitÊ devant des ombres.





     Robineau errait maintenant, avec mÊlancolie,  dans  les bureaux. La vie
de  la  Compagnie  s'Êtait arrËtÊe, puisque  ce  courrier,  prÊvu pour  deux
heures, serait dÊcommandÊ, et ne partirait plus qu'au jour. Les employÊs aux
visages  fermes  veillaient encore, mais  cette  veille  Êtait  inutile.  On
recevait encore, avec un  rythme rÊgulier, les  messages de  protection  des
escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine  lune" et leurs "vent
nul"  Êveillaient  l'image  d'un  royaume stÊrile. Un  dÊsert de lune  et de
pierres. Comme Robineau feuilletait,  sans  savoir  d'ailleurs  pourquoi, un
dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aperÚut celui-ci, debout en
face  de  lui,  et qui attendait, avec  un  respect  insolent, qu'il le  lui
rendÏt,  l'air de dire:  "Quand  vous  voudrez  bien,  n'est-ce pas? c'est Á
moi..." Cette  attitude  d'un infÊrieur  choqua  l'inspecteur,  mais  aucune
rÊplique ne lui  vint, et, irritÊ, il  tendit le dossier. Le chef  de bureau
retourna  s'asseoir  avec  une  grande   noblesse.  "J'aurais  dÙ  l'envoyer
promener", pensa Robineau.  Alors,  par contenance,  il  fit quelques pas en
songeant  au  drame. Ce drame entraÏnerait la  disgr×ce d'une politique,  et
Robineau pleurait un double deuil.
     Puis lui vint l'image d'un RiviÉre enfermÊ, lÁ, dans son bureau, et qui
lui  avait  dit: "Mon  vieux..."  Jamais homme  n'avait, Á ce  point, manquÊ
d'appui. Robineau Êprouva pour lui une grande pitiÊ. Il remuait dans sa tËte
quelques phrases  obscurÊment destinÊes Á plaindre, Á soulager. Un sentiment
qu'il jugeait trÉs beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne rÊpondit
pas. Il  n'osa frapper  plus  fort, dans  ce silence,  et  poussa  la porte.
RiviÉre  Êtait  lÁ.  Robineau entrait  chez RiviÉre, pour la  premiÉre  fois
presque de plain-pied, un peu en ami, un peu  dans son idÊe comme le sergent
qui  rejoint, sous les balles, le gÊnÊral blessÊ, et  l'accompagne  dans  la
dÊroute,  et devient son frÉre dans l'exil. "Je suis avec vous,  quoi  qu'il
arrive", semblait vouloir dire Robineau.
     RiviÉre  se  taisait  et,  la tËte  penchÊe,  regardait  ses  mains. Et
Robineau, debout  devant  lui, n'osait plus  parler.  Le  lion, mËme abattu,
l'intimidait.  Robineau  prÊparait  des  mots  de  plus  en  plus  ivres  de
dÊvouement,  mais, chaque fois qu'il levait  les yeux,  il rencontrait cette
tËte  inclinÊe  de trois quarts, ces cheveux gris,  ces  lÉvres serrÊes  sur
quelle amertume! Enfin il se dÊcida:
     -- Monsieur le Directeur...
     RiviÉre leva la  tËte et  le regarda.  RiviÉre sortait  d'un  songe  si
profond, si  lointain, que peut-Ëtre  il  n'avait  pas  remarquÊ  encore  la
prÊsence de Robineau. Et  nul  ne sut jamais  quel songe il fit, ni ce qu'il
Êprouva, ni quel deuil s'Êtait fait dans son c?ur. RiviÉre regarda Robineau,
longtemps, comme le tÊmoin vivant de quelque chose. Robineau fut  gËnÊ. Plus
RiviÉre regardait Robineau, plus se dessinait sur les lÉvres de celui-lÁ une
incomprÊhensible  ironie. Plus RiviÉre  regardait Robineau et  plus Robineau
rougissait. Et plus Robineau semblait,  Á  RiviÉre, Ëtre venu pour tÊmoigner
ici, avec une bonne volontÊ  touchante,  et malheureusement spontanÊe, de la
sottise des hommes.
     Le  dÊsarroi  envahit  Robineau. Ni le sergent,  ni le  gÊnÊral, ni les
balles n'avaient  plus cours. Il  se  passait quelque chose  d'inexplicable.
RiviÉre le regardait toujours. Alors,  Robineau, malgrÊ soi, rectifia un peu
son  attitude, sortit la main  de  sa poche  gauche.  RiviÉre  le  regardait
toujours.  Alors, enfin,  Robineau,  avec  une  gËne  infinie,  sans  savoir
pourquoi, prononÚa:
     -- Je suis venu prendre vos ordres.
     RiviÉre tira sa montre, et simplement:
     -- Il est deux heures. Le  courrier d'Asuncion atterrira  Á deux heures
dix. Faites dÊcoller le courrier d'Europe Á deux heures et quart.
     Et  Robineau propagea  l'Êtonnante nouvelle:  on ne  suspendait pas les
vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau:
     -- Vous m'apporterez  ce dossier  pour que je le contrÆle. Et, quand le
chef de bureau fut devant lui:
     -- Attendez.
     Et le chef de bureau attendit.





     Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. RiviÉre, mËme aux
pires heures, avait  suivi, de tÊlÊgramme en tÊlÊgramme, sa marche heureuse.
C'Êtait  pour  lui,  au milieu de  ce  dÊsarroi,  la revanche de  sa foi, la
preuve. Ce  vol heureux  annonÚait, par ses tÊlÊgrammes,  mille autres  vols
aussi heureux. "On  n'a pas de cyclones toutes  les  nuits." RiviÉre pensait
aussi: "Une fois la route tracÊe, on ne peut pas ne plus poursuivre."
     Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin
riche de fleurs, de  maisons  basses et  d'eaux  lentes, l'avion glissait en
marge  d'un  cyclone  qui ne lui brouillait pas une Êtoile.  Neuf  passagers
roulÊs  dans  leurs  couvertures de  voyage  s'appuyaient  du  front Á  leur
fenËtre,  comme  Á une vitrine  pleine de  bijoux,  car les  petites  villes
d'Argentine Êgrenaient dÊjÁ, dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus p×le
des villes d'Êtoiles.  Le  pilote, Á  l'avant,  soutenait  de  ses  mains sa
prÊcieuse charge  de vies humaines,  les  yeux  grands ouverts  et pleins de
lune, comme un chevrier. Buenos Aires, dÊjÁ, emplissait l'horizon de son feu
rosÊ, et bientÆt luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un trÊsor fabuleux.
Le radio, de ses doigts, l×chait les  derniers tÊlÊgrammes,  comme les notes
finales d'une  sonate  qu'il  eÙt  tapotÊe, joyeux,  dans  le ciel,  et dont
RiviÉre comprenait le chant, puis il remonta l'antenne,  puis il s'Êtira  un
peu, b×illa et sourit: on arrivait.
     Le  pilote, ayant atterri, retrouva  le  pilote du  courrier  d'Europe,
adossÊ contre son avion, les mains dans les poches.
     -- C'est toi qui continues?
     -- Oui.
     -- La Patagonie est lÁ?
     -- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau?
     -- Il fait trÉs beau. Fabien a disparu?
     Ils en parlÉrent peu. Une grande fraternitÊ les dispensait des phrases.
     On transbordait  dans l'avion d'Europe les  sacs de transit d'Asuncion,
et le pilote,  toujours immobile, la  tËte  renversÊe, la  nuque  contre  la
carlingue,  regardait  les Êtoiles.  Il  sentait naÏtre  en lui  un  pouvoir
immense, et un plaisir puissant lui vint.
     -- ChargÊ? fit une voix. Alors, contact.
     Le  pilote  ne  bougea pas.  On mettait son moteur en marche. Le pilote
allait sentir dans  ses  Êpaules, appuyÊes  Á l'avion, cet avion  vivre.  Le
pilote  se  rassurait,  enfin,  aprÉs  tant de fausses nouvelles: partira...
partira pas... partira!
     Sa bouche  s'entrouvrit, et ses dents  brillÉrent  sous  la  lune comme
celles d'un jeune fauve.
     -- Attention, la nuit, hein!
     Il n'entendit  pas  le  conseil  de son  camarade. Les  mains  dans les
poches, la  tËte renversÊe, face Á des nuages, des montagnes, des fleuves et
des mers, voici  qu'il commenÚait un rire silencieux.  Un faible rire,  mais
qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier
tressaillir... Un  faible  rire, mais  bien plus  fort que  ces  nuages, ces
montagnes, ces fleuves et ces mers.
     -- Qu'est-ce qui te prend?
     -- Cet imbÊcile de RiviÉre qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur!





     Dans une minute, il franchira Buenos Aires,  et RiviÉre, qui reprend sa
lutte,  veut l'entendre. L'entendre naÏtre, gronder et  s'Êvanouir, comme le
pas formidable d'une armÊe en marche dans les Êtoiles.
     RiviÉre, les bras  croisÊs, passe  parmi  les secrÊtaires.  Devant  une
fenËtre, il s'arrËte, Êcoute et songe.
     S'il avait  suspendu un seul dÊpart,  la cause des  vols de  nuit Êtait
perdue. Mais,  devanÚant les faibles, qui demain  le  dÊsavoueront, RiviÉre,
dans la nuit, a l×chÊ cet autre Êquipage.
     Victoire... dÊfaite...  ces  mots  n'ont  point de  sens.  La  vie  est
au-dessous de ces images,  et dÊjÁ prÊpare de nouvelles images. Une victoire
affaiblit un peuple, une dÊfaite en rÊveille un autre. La dÊfaite qu'a subie
RiviÉre  est  peut-Ëtre  un  engagement  qui  rapproche  la  vraie victoire.
L'ÊvÊnement en marche compte seul.
     Dans cinq minutes les  postes de  T.S.F, auront alertÊ les escales. Sur
quinze mille kilomÉtres  le  frÊmissement  de  la  vie aura  rÊsolu tous les
problÉmes.
     DÊjÁ un chant d'orgue monte: l'avion.
     Et RiviÉre, Á pas lents, retourne Á son travail, parmi  les secrÊtaires
que  courbe son  regard  dur.  RiviÉre-le-Grand, RiviÉre-le-Victorieux,  qui
porte sa lourde victoire.

ðÏÐÕÌÑÒÎÏÓÔØ: 1, Last-modified: Fri, 12 Nov 1999 13:28:00 GmT